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L’Afrique, terrain de jeu global ou force géopolitique ?

Article de François Polet (CETRI) publié dans une version condensée par le quotidien Le Soir, le 08/09/2025 ---

Longtemps marginale sur la scène mondiale, l’Afrique a gagné en importance géopolitique. Grandes puissances et pays émergents y rivalisent pour l’influence diplomatique, l’accès aux ressources naturelles et aux marchés. Ce nouveau statut comporte des risques et des opportunités, entre fragmentation du continent suivant des agendas externes et levier d’affirmation d’un point de vue africain sur les affaires du monde.

L’Union africaine a récemment décidé d’endosser la campagne « Correct the map », menée depuis quelques années par deux ONG africaines [1], qui vise à remplacer la carte du monde traditionnelle, celle de Mercator, qui réduit outrancièrement la superficie de l’Afrique, par une projection rendant fidèlement compte de sa taille. « On peut penser que c’est juste une carte, mais ce n’est pas le cas  » a rappelé la vice-présidente de la Commission africaine (Reuters, 16 août 2025). Les cartes participent effectivement de la construction de la réalité. La marginalité géographique du continent entretient les perceptions qui contribuent à marginaliser politiquement l’Afrique dans le monde.

Or, le poids géopolitique de l’Afrique est occupé à changer, comme le suggère l’effervescence diplomatique autour du continent ces dernières années (sommets Afrique + un, tournées de chefs d’État, visites officielles). La guerre russe en Ukraine et la volonté sino-russe de réagencer l’ordre mondial dans le sens de la multipolarité y sont bien entendu pour beaucoup. À la concurrence pour les votes africains dans les enceintes internationales s’ajoute la rivalité pour les ressources naturelles du continent, en particulier les minerais des transitions énergétique. Une « guerre des corridors stratégiques » a d’ores et déjà lieu sur le continent entre la Chine (et ses nouvelles routes de la soie), l’Europe (et sa stratégie Global Gateway) et les États-Unis (et leurs deals plus ou moins contraints) pour sécuriser leurs chaînes d’approvisionnement respectives en métaux critiques.

Enfin l’intérêt pour l’Afrique est dopé par sa croissance économique – qui n’a été surpassée que par celle de l’Asie ces vingt dernières années – et l’élargissement subséquent de ses marchés. Fini le dédain pour un continent longtemps synonyme de pénurie et d’aide humanitaire, il faut soigner les relations avec les chefs d’État africain afin de prendre des positions sur le dernier réservoir de consommateurs. La bataille est particulièrement rude sur le front de l’offre d’infrastructures et de technologies numériques (alors qu’une grande partie de l’Afrique n’est toujours pas connectée), où les choix de partenariat auront des conséquences majeures en matière d’arrimage économique et stratégique du continent. [2]

Force est de constater que cette nouvelle ruée vers l’Afrique se joue au détriment des pays occidentaux, qui perdent du terrain dans tous les domaines stratégiques. [3] De manière radicale dans les pays du Sahel, desquels la France s’est faite évincée, plus graduellement ailleurs, où l’offre de coopération des pays émergents est jugée plus pratique, moins intrusive, non conditionnée à des réformes (économiques, institutionnelles, sociétales) vécues comme des dénis de souveraineté... ou des menaces à la survie politique des régimes (conditionnalité démocratique). L’Europe s’efforce de répondre à son effacement géopolitique en augmentant ses investissements dans les infrastructures. Sans « trop » transiger sur des valeurs (État de droit, droits humains)... qu’elle malmène par ailleurs (politique migratoire, appui aux autocrates), tandis que l’administration américaine délaisse complètement le terrain du soft power (démantèlement de l’aide, fermeture d’ambassades, travel ban) pour obtenir ce qu’elle souhaite des chefs d’État africains à travers les deals (voir le volet économique de l’accord RDC-Rwanda parrainé par Trump) et la coercition commerciale.

On aurait tort de considérer la Chine et la Russie comme les deux seules gagnantes du reflux occidental en Afrique. Elles sont désormais elles-mêmes concurrencées par des puissances moyennes ambitieuses. Ainsi, les investissements des Émirats arabes unis ont-ils surpassé ceux de la Chine ces dernières années, tandis que la Turquie multiplie les accords militaires et les contrats d’armement aux quatre coins du continent et que l’Inde, qui se targue d’avoir favorisé l’inclusion de l’Union africaine dans le G20 durant sa présidence, est désormais le deuxième partenaire commercial de l’Afrique, devant les États-Unis ou la France. On peut également mentionner le Qatar, autre médiateur du conflit entre le Rwanda et la RDC, qui vient d’annoncer 21 milliards de dollars d’investissement chez cette dernière, mais aussi l’Arabie saoudite, l’Iran, Singapour, etc.

Ces interdépendances économiques croissantes ont une facette géopolitique assumée – l’enrôlement des pays africains au service de l’affirmation de leaderships régionaux ou mondiaux et l’influence politico-sécuritaire sur les principaux couloirs de transport des marchandises (Mer rouge) et des ressources naturelles. Les rivalités régionales s’exportent donc en terre africaine, où l’Inde tente de contrebalancer l’influence de la Chine, tandis que la Turquie et le Qatar se mesurent aux Émirats arabes unis et à l’Arabie saoudite, deux pétromonarchies elles-mêmes soucieuses des ambitions de l’archi-rival iranien en Afrique de l’Ouest… [4] Les luttes d’influence se développent sur le terrain médiatique, où les chaînes internationales des émergents (russe, chinoise, turque, iranienne…) ravissent des parts d’audimat à BBC Afrique ou RFI. Une stratégie de conquête des cœurs et des esprits à grand renfort de messages anti-occidentaux qui passe aussi par la formation de journalistes, le financement d’influenceurs et de blogueurs sur les réseaux sociaux, etc. [5]

Cette nouvelle configuration rehausse indubitablement l’importance géopolitique des pays africains. Elle comporte des opportunités et des risques. Elle pourrait malheureusement se traduire par une diversification des dépendances, au détriment de l’intégration continentale des économies, du renforcement des chaînes de valeur internes et de l’emploi, autant d’objectifs de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) en cours de mise en œuvre. Elle pourrait également (et semble déjà) se traduire par un nivellement par le bas des normes en matière de droits des travailleurs, de lutte contre la corruption, de démocratie, d’égalité de genre, d’environnement. [6]

À un autre niveau, ces convoitises peuvent tout aussi bien être converties en ressource politique pour affirmer un point de vue africain sur les grands enjeux mondiaux, notamment dans la lutte contre le changement climatique ou le financement international du développement, qu’entraîner une mise en clientèle des pays africains du type de celle qui a prévalu durant la guerre froide, subordonnée aux agendas des puissances non africaines, voire une multiplication des conflits par procuration que ces puissances mènent en terre africaine (comme c’est le cas aujourd’hui au Soudan ou en Lybie).

En d’autres mots, l’enjeu pour l’Afrique est d’éviter de (re-)devenir le terrain de jeu de puissances étrangères, ascendantes ou déclinantes, pour s’affirmer collectivement, comme sujet actif des dynamiques que sa revalorisation géopolitique suscite. Á travers l’Union africaine en particulier. La décomposition de l’ordre mondial lui donne même l’occasion de jouer un rôle stabilisateur et constructif, avec la refondation du multilatéralisme en point de mire. Il faudra pour cela que les élites politiques consacrent davantage de ressources politiques et financières à la construction d’une autonomie africaine dans un environnement instable. Au-delà des cartes géographiques, c’est de la maturation de la volonté de coopération panafricaine dont dépend la mise à l’échelle de l’Afrique dans le monde.

Pour en savoir plus : Nouvelle géopolitique de l’Afrique

Voir en ligne L’Afrique, terrain de jeu global ou force géopolitique ?

Notes

[1Les deux ONG africaines en question sont Speak Up Africa et Africa No Filter.

[2Folashadé Soulé, « Rivalités géopolitiques et partenariats numériques en Afrique. Stratégies d’adaptation et défis », Études de l’Ifri, Ifri, décembre 2023.

[3Christian Franck, « « Westlessness » : cartographier le recul de l’Union sur la scène internationale  », Le Grand Continent, 18 mai 2025.

[4Clément Thermes, « Les ambitions iraniennes en Afrique. Une présence idéologique, sécuritaire et économique », Notes de l’IFRI, décembre 2022.

[5Maxime Audinet et Kevin Limonier, « Le dispositif d’influence informationnelle de la Russie en Afrique subsaharienne francophone : un écosystème flexible et composite », Questions de communication, 41(1), 2022.

[6Rachel Savage, « UAE becomes Africa’s biggest investor amid rights concerns », the Guardian, 24 décembre 2024


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.