Un article extrait du dernier numéro d’Alternatives Sud : Impasses numérique. [1]
Le terme « travail numérique » désignait à l’origine le travail en ligne bénévole ou non rémunéré, mais cette définition inclut désormais plus largement toutes les formes de travail dans le système mondial d’exploitation du secteur des technologies de l’information et de la communication (TIC) (Fuchs, 2013 ; Fuchs et Sandoval, 2014 ; Qiu, Gregg et Crawford, 2014). Selon plusieurs études, le processus de production des TIC peut se diviser comme suit : (1) l’extraction des minéraux, (2) la fabrication et l’assemblage des TIC, (3) le génie logiciel, (4) les centres d’appels et autres services, (5) le travail numérique des « prosommateurs », et (6) le désassemblage des TIC et des appareils électroniques grand public obsolètes.
Un examen matérialiste de ce secteur sans fil en plein essor révélerait à quel point les formes invisibles et très diversifiées du travail matériel sont interconnectées à l’échelle mondiale, et dans quelle mesure l’essentiel du travail d’assemblage et de désassemblage des TIC et de l’électronique grand public (EGP), qui sont les étapes les moins rémunérées dans les chaînes de valeur mondiales du secteur, est effectué dans les pays du Sud.
Par ailleurs, s’il est de notoriété publique que les téléphones mobiles et les ordinateurs portables contiennent des matières hautement toxiques et que le fonctionnement des TIC comme le « cloud computing » et les « mégadonnées » (Big Data) requiert d’importantes quantités d’énergie, d’autres risques environnementaux liés au processus de production des TIC sont encore peu étudiés, comme la pollution des sites de recyclage des résidus en fin de vie et les problèmes de santé pour les travailleurs concernés.
Les cycles rapides d’innovation dans l’industrie des TIC, communément appelés « loi de Moore », ont accéléré l’obsolescence et le taux de remplacement des EGP. La plupart des appareils seraient ainsi obsolètes douze mois à peine après leur sortie et jetés comme déchets électroniques (Greenpeace, 2014). Si la rapidité de ce cycle a favorisé l’essor de l’économie numérique mondiale et créé une illusion d’abondance, elle implique un coût environnemental considérable. Stimulée par une économie en hausse constante, la consommation toujours plus importante d’EGP a déjà provoqué des dommages environnementaux significatifs qui deviendront irréversibles si aucun changement n’est opéré (Maxwell et Miller, 2011 ; 2012).
L’exploitation sans vergogne de la main-d’œuvre et les risques environnementaux constituent la « vérité dérangeante » de l’économie florissante des TIC/de l’EGP. Pourtant, la déconstruction du « mythe immatériel » des TIC est seulement amorcée dans le domaine des études des médias (Fuchs, 2013 ; Fuchs et Sandoval, 2014 ; Maxwell et Miller, 2011, 2012). Le présent article s’appuie sur les recherches effectuées en matière d’impact matériel de l’EGP et des TIC et y contribue en élaborant un cadre holistique qui relie les perspectives à la fois du travail et de l’écologie dans l’analyse du caractère exploiteur de l’industrie des TIC.
« Immatérielle », l’industrie des TIC ?
Il y a plus d’un demi-siècle, la vallée de Santa Clara, au sud de San Francisco, était connue sous le nom de « Valley of Heart’s Delight » pour sa production abondante de fruits et légumes. Aujourd’hui, cette vallée est connue dans le monde entier sous le nom de Silicon Valley et constitue le cœur de l’économie numérique mondiale. Depuis l’essor de l’industrie californienne des TIC, le passé écologique de la vallée s’est discrètement effacé du discours médiatique. Malgré la perception populaire de cette industrie comme un secteur caractérisé par une production et une consommation immatérielles, ces dernières années ont vu une augmentation des demandes de renseignements sur les dimensions matérielles liées aux étapes d’extraction, d’assemblage, de maintenance et d’élimination des TIC, visant à démystifier l’apparence propre qui lui est donnée dans le discours public (Fuchs, 2013).
L’industrie des TIC n’a jamais constitué un secteur intangible reposant sur un faible appui matériel. Le Santa Clara Centre for Occupational Safety and Health (SCCOSH) a documenté les maladies professionnelles chez les travailleurs du secteur électronique dès les années 1970. Une étude réalisée en 1982 par la Silicon Valley Toxics Coalition a découvert plus de 100 sites polluant les eaux souterraines dans des installations de haute technologie de la Silicon Valley, prouvant ainsi que les risques sanitaires et environnementaux de cette industrie ne se limitaient pas aux seuls travailleurs de la production.
Depuis, divers rapports similaires ont été rédigés dans le monde entier, suite à la délocalisation de chaînes d’assemblage de produits électroniques en Asie et ailleurs dans une optique de réduction des coûts, ce qui a entraîné les mêmes préoccupations environnementales et sanitaires dans des lieux où les réglementations sont faibles ou absentes. Par exemple, le « circuit d’exploitation » de l’industrie du smartphone commence par l’extraction de minerais tels que l’or, le tungstène, l’étain et le tantale. Ces dernières années, l’exploitation illégale du coltan en République démocratique du Congo a attiré l’attention des médias, démontrant que cette industrie est étroitement associée à des violations alarmantes des droits humains et à la dégradation écologique.
Un autre cas médiatisé mettant en exergue le côté sombre de l’industrie du mobile est la pénibilité des conditions de travail chez Foxconn (Qiu et al., 2014 ; Xia, 2014). Cette entreprise fabrique environ 40% des produits électroniques grand public et emploie quelque 800000 personnes en Chine continentale. L’usine fortifiée de Shenzhen compte à elle seule environ 450000 employés. En 2010, elle a attiré l’attention du monde entier suite à une vague de suicides d’employés : entre janvier et août, dix-sept travailleurs de Foxconn ont tenté de se suicider en raison des mauvaises conditions de travail et de la pression physique et psychologique qui en découlait. Les travailleurs des chaînes d’assemblage sont considérés comme de la « main-d’œuvre générique jetable », avec peu de droits et de protection.
Les risques environnementaux liés à l’extraction des matières premières, à la consommation d’énergie et au désassemblage des appareils électriques usagés représentent un autre aspect crucial des impacts matériels de l’industrie. Les appareils numériques comptent parmi les produits les plus vendus et les plus jetés de nos jours, et la production et le désassemblage de ces produits sont des sources majeures de déchets toxiques et de pollution : la fabrication d’un ordinateur de bureau peut consommer jusqu’à 240 kg de combustibles fossiles, 22 kg de produits chimiques et 1500 litres d’eau.
Actuellement, l’industrie des TIC, ainsi que la production d’EGP et la consommation des médias qui y sont associées, représentent entre 2,5% et 3% des émissions mondiales de gaz à effet de serre, chiffre qui devrait croître en raison de la quantité stupéfiante d’appareils électroniques sur la planète. Aux États-Unis seulement, le taux de roulement annuel est d’environ 400 millions d’unités, et un ménage moyen possède entre 15 et 24 appareils (Maxwell et Miller, 2012). Un rapport récent de Greenpeace (2014) suggère que les émissions de gaz à effet de serre combinées d’Apple et de Samsung s’élèvent à 35 millions de tonnes, soit l’équivalent des émissions totales de la Slovaquie en 2010.
De plus, les taux de croissance rapide de la production et de la consommation de TIC et d’EGP, ainsi que les cycles d’innovation et d’obsolescence font des déchets électroniques le flux de déchets dont la croissance est la plus rapide au monde (Maxwell et Miller, 2012). Selon les prévisions, ils devraient passer de 48,9 millions de tonnes en 2012 à 65,4 millions de tonnes en 2017. Cette situation est aggravée par le fait que seule une infime fraction est traitée avec des méthodes respectueuses de l’environnement.
Où vont la majorité des déchets électroniques ? Selon Greenpeace (2005), environ 75% de ceux-ci (principalement produits par les pays industrialisés) finissent par être exportés ou introduits en contrebande dans les pays en développement, puis désassemblés.
Actuellement, les principaux pays de destination sont la Chine, l’Inde, le Pakistan, les Philippines et le Nigeria. La récupération illégale de déchets électroniques mis au rebut entraîne des risques importants pour la santé de ceux qui travaillent dans des sites de recyclage informels, ainsi qu’une grave pollution de l’air par les métaux lourds dans les communautés où la récupération est devenue un élément prédominant de l’économie locale.
La Chine, en tant que premier « site de déversement » de déchets électroniques domestiques et transnationaux, compte environ 250000 personnes qui les recyclent officieusement et traitent 70% de la masse mondiale (Greenpeace, 2005 ; Wang et al., 2013). L’objectif premier de cette récupération illégale est d’extraire ou de mettre au rebut des matériaux de valeur. Dans la plupart des cas, ces activités sont menées sans aucune protection sanitaire, mesure de sécurité ou contrôle des émissions.
Au cours de la dernière décennie, de nombreuses études (p. ex. Greenpeace, 2005 ; Wong et coll., 2006) ont documenté la gravité de la contamination par les métaux lourds (plomb, cadmium, mercure, etc.) sur des sites de recyclage illégaux, comme celui de Guiyu dans la province du Guangdong et l’ont reliée aux taux de cancer, de malformations congénitales et de perturbation dans le développement des enfants. Une autre source de pollution provient des émanations toxiques émises lors de la combustion des composants usagés des TIC.
L’examen ci-dessus montre que les impacts matériels des TIC et de l’EGP peuvent être conceptualisés à partir de l’exploitation de la main-d’œuvre et de la destruction de l’environnement. Les deux perspectives sont reliées par des enjeux complexes tels que le néolibéralisme, la mondialisation, l’injustice sociale et la dégradation de l’environnement. En dépit de plusieurs tentatives (Fuchs, 2013 ; Fuchs et Sandoval, 2014 ; Qiu et al., 2014) au cours de ces dernières années pour rassembler les recherches existantes sur les multiples dimensions du travail numérique, les interactions homme-nature dans les étapes de production et de désassemblage des TIC ont rarement été traitées, éloignant la destruction environnementale des critiques économiques et politiques actuelles du secteur.
La section suivante tente d’aborder la possibilité de réduire l’écart théorique entre les perspectives du travail et de l’écologie dans l’analyse du processus de production mondialisé des TIC et de l’EGP. La métaphore du « circuit » qui décrit les processus de travail formel et informel (Qiu et al., 2014) sera étendue à la dimension environnementale, et un cadre conceptuel holistique sera adopté afin de combler les lacunes existantes entre les études sur l’environnement et les études sur le travail dans l’industrie des TIC.
Les « circuits matériels » de l’industrie des TIC
Le cadre proposé des « circuits matériels » de l’industrie mondiale des TIC se compose de deux circuits principaux : le circuit capital-corps et le circuit corps-nature. Le circuit capital-corps décrit la manière dont le corps humain est contrôlé et subsumé par les modes de production capitalistes pour diverses formes de travail matériel dans la chaîne de valeur globale de l’industrie des TIC, comme la fabrication électronique, le marketing et le traitement des déchets.
Comme nous l’avons vu plus haut, la chaîne de valeur de l’industrie des TIC implique à la fois travail formel et informel, et l’une des tendances distinctives de l’ère postfordiste est la présence de diverses forces dans les domaines institutionnel et normatif qui accentuent les aspects immatériels, informels et transnationaux du travail (Fuchs, 2013). Ces caractéristiques réduisent encore les avantages sociaux des travailleurs à l’échelle mondiale et rendent toute négociation collective plus difficile.
Le circuit capital-corps
Le « travail numérique » et les concepts qui y sont associés (notamment, le travail « en réseau » et le travail « créatif ») tendent à mettre l’accent sur le travail d’information rémunéré et non rémunéré. Il est toutefois important de reconnaître que diverses formes de travail matériel jouent un rôle fondamental dans le circuit capital-corps du domaine soi-disant « dématérialisé » de l’industrie des TIC. Cet argument matérialiste peut être étayé par les preuves suivantes.
Premièrement, les chaînes de valeur mondiales de l’industrie des TIC existent sur des circuits réels et matériels, avec des millions de travailleurs intervenant comme « main-d’œuvre générique » jetable, dans des tâches simplifiées (Qiu et al., 2014). Dans la plupart des cas, ces travailleurs bénéficient d’une faible protection de l’emploi et sont forcés de lutter pour leur propre survie dans des conditions déplorables, comme celles des mines dangereuses en Afrique, des chaînes d’assemblage militarisées en Chine ou des centres d’appels fortement réglementés en Asie du Sud et du Sud-Est (Fuchs, 2013). La chaîne de valeur mondiale de l’industrie des TIC démontre clairement que la nouvelle division internationale du travail qui s’applique au secteur, malgré des caractéristiques transnationales et en réseau, exige toujours que des cols bleus, affectés à des tâches physiques, servent de base matérielle au travail.
Par exemple, le secteur des TIC, considéré comme l’un des « piliers » de l’économie chinoise, a plus que doublé depuis 1990, sa valeur marchande atteignant 62 milliards de dollars en 2012 (Xia, 2014). Cependant, une telle croissance ne peut dissimuler le fait que 90% des installations de TIC en Chine sont des usines d’assemblage et de transformation, et que la majorité d’entre elles sont soumises à des réglementations strictes et impliquent de mauvaises conditions de travail, comme dans le cas Foxconn. La croissance rapide du secteur dans ce pays se caractérise par l’essor de l’« atelier de misère de l’Internet », qui s’inscrit dans la division internationale inégale du travail de l’économie numérique (Xia, 2014). Pourtant, les questions liées aux horaires et conditions de travail, à l’utilisation des sols, à la planification et à la répartition de l’eau et aux rejets toxiques, qui sont autant de coûts matériels cachés du secteur, y apparaissent rarement dans le débat public.
Dans une certaine mesure, l’argument selon lequel le travail immatériel remplace le travail matériel suit l’interprétation formaliste du stalinisme selon laquelle un mode de production spécifique ne contient qu’une seule forme historique spécifique de travail, et le système de travail de la société humaine passe de l’esclavage au communisme de manière linéaire. Le « mode de production » de Marx nécessite cependant une lecture plus fine (Fuchs et Sandoval, 2014). L’industrie des TIC se caractérise par une multiplicité de formes d’exploitation et de modes d’organisation du travail, visant à maximiser la production de valeur ajoutée.
Deuxièmement, des études récentes en économie politique sur les TIC ont tenté, à divers degrés, de résoudre le caractère binaire du travail matériel et immatériel, soit en situant ces deux notions sous des modes d’organisation spécifiques des forces productives, soit en proposant une notion holistique reliant toutes les formes de travail associées aux chaînes mondiales de valeur des médias numériques.
Par exemple, les « circuits du travail » proposés par Qiu et al. (2014) situent le travail numérique dans deux circuits basés sur les interactions capital-corps : le « circuit formel du travail » présente une hiérarchie globale fondée sur la classe des différentes forces de travail de l’industrie des TIC, des cols blancs autoprogrammables impliqués dans le génie logiciel aux cols bleus programmables devant les chaînes d’assemblage. Le « circuit informel du travail », en revanche, présente les liens entre le capital cumulatif et le corps reproducteur, incluant principalement diverses formes de travail immatériel telles que les activités de prosommation et de bénévolat. Le lien entre ces deux circuits est l’extraction par le capital de la plus-value du corps humain, de manière matérielle et immatérielle.
Un autre modèle méritant réflexion est celui de Fuchs et Sandoval (2014), qui propose que le travail culturel puisse être conceptualisé comme un processus à deux niveaux, composé d’un travail culturel physique et d’un travail d’information ; à cet égard, le travail numérique, comme forme spécifique de travail culturel associée à la production et à la consommation productive des médias numériques, comporte des aspects matériels et immatériels, le travail numérique physique (par exemple, l’assemblage de dispositifs numériques) constituant la base matérielle pour un travail supplémentaire d’information numérique (par exemple les activités des consommateurs professionnels des réseaux sociaux).
Dans l’ensemble, ces deux modèles nous invitent à réexaminer le caractère binaire du travail matériel et immatériel dans les débats antérieurs de l’économie politique, car leur frontière s’estompe de plus en plus. La production, la circulation et l’utilisation des médias numériques impliquent diverses formes de travail dans les sens physique et virtuel, y compris non seulement le génie logiciel dans le monde entier et le travail immatériel des prosommateurs de l’Internet, mais aussi le travail dans les centres d’appels des pays en développement, la fabrication et l’assemblage des TIC dans les grands parcs industriels comme Foxconn.
À cet égard, bien que le travail immatériel puisse devenir la principale source d’accumulation de capital dans l’industrie des TIC, la dimension physique demeure un élément essentiel faisant d’elle un secteur économique formalisé. Non seulement l’industrie des TIC a besoin de matériel physique et de main-d’œuvre pour fabriquer des produits électroniques grand public, mais même les formes les moins matérielles du travail numérique, comme la programmation et les activités de prosommation, ne peuvent avoir lieu sans qu’un travailleur soit assis devant un ordinateur portable ou un ordinateur de bureau et entre de l’information au moyen de dispositifs physiques.
Une autre composante du circuit capital-corps concerne les conséquences physiques du travail dans l’industrie des TIC, en particulier les différents types de maladies professionnelles. Ici, l’enjeu est l’ensemble des chaînes de valeur mondiales de l’industrie (Fuchs, 2013), y compris la production et la consommation de dispositifs numériques, le désassemblage et l’élimination des « médias résiduels » qui existent sous la forme de déchets (Maxwell et Miller, 2012). L’extraction des ressources naturelles et le désassemblage des appareils en fin de vie, qui font partie intégrante des activités mondiales des TIC, démontrent plus particulièrement la brutalité avec laquelle cette industrie recherche des plus-values tirées du facteur travail et de la nature.
Par conséquent, ces deux étapes sont habituellement cachées au public et représentent des champs sous-théorisés pour de futures enquêtes critiques. Le principal résultat du circuit capital-corps est l’extraction de la plus-value du corps humain. Contrairement à la promesse de virtualité des TIC, le corps reste la principale source de plus-value de l’industrie, ainsi que l’élément central soumis et subsumé par la structure de pouvoir établie du capital (Qiu et al., 2014).
Le circuit corps-nature
Le circuit corps-nature décrit les interactions entre la nature, les travailleurs et les prosommateurs des TIC, comme étant dominées par les opérations transnationales et en réseau de l’industrie. Les principales composantes de ce circuit comprennent l’extraction de matières premières, la transformation du paysage naturel (par exemple, la construction d’usines de TIC), l’achat et la consommation d’appareils numériques (ce qui conduit à la production de déchets) et les risques environnementaux dus aux activités quotidiennes de l’industrie (par exemple, la pollution atmosphérique et aquatique et la consommation énergétique).
Le principal résultat du circuit corps-nature est la domination de la nature sous le capitalisme et la crise écologique mondiale. L’enjeu ici est que la domination de la nature par le capital s’exerce au travers du corps humain et que, par conséquent, les « contrecoups » de la nature, tels que les impacts des inondations ou du changement climatique, finissent souvent par toucher des communautés vulnérables qui se trouvent également aux niveaux les moins rémunérés des chaînes de valeur mondiales de l’industrie des TIC. C’est pourquoi un cadre holistique englobant à la fois les aspects sociaux et environnementaux est nécessaire.
Par rapport à la reconnaissance académique croissante de la dimension matérielle du travail numérique, la prise en compte de l’impact environnemental des nouvelles technologies digitales reste marginale parmi les spécialistes (Maxwell et Miller, 2011). Ce constat peut s’étendre à la nouvelle discipline de la communication environnementale : de nombreuses études dans ce domaine ont consacré leur attention au pouvoir symbolique des médias et des technologies de la communication, partant de l’hypothèse que leur rôle principal est de servir de vecteur de connaissance et de conscience publique. Influencée par cette vision symbolique des médias, la recherche sur les rapports entre médias et environnement s’est principalement située dans le domaine textuel, laissant inexploité le domaine physique. Cette négligence malheureuse démontre clairement comment les TIC, avec leur promesse de virtualité, promeuvent un sublime numérique qui nous détourne des problèmes environnementaux croissants posés par le maintien d’un cyberespace en expansion constante.
La contribution des TIC à la crise environnementale et au renforcement des inégalités reste globalement sous-étudiée, mais au regard des risques et de la centralité de cette industrie dans l’économie mondiale, il est probable qu’elle devienne un « champ de bataille » crucial pour la « durabilité ». Par conséquent, l’un des défis urgents de la recherche sur la communication environnementale est de déconstruire l’hypothèse répandue selon laquelle les TIC créeraient un monde post-industriel propre.
Parmi les différents défis, deux questions méritent une attention particulière. La première est le désassemblage des appareils numériques. Le flux mondial de déchets électroniques présente un scénario cauchemardesque mêlant un travail de survie misérable, des conditions de travail nocives et une fracture mondiale stupéfiante. Pourtant, par rapport aux innombrables articles de presse célébrant le lancement de nouveaux gadgets digitaux, la fin de vie des déchets est une question rarement abordée, essentiellement parce que les discours actuels sur les TIC et l’EGP sont encore dominés par ceux qui sont à l’origine de l’accélération des mises à niveau et des pratiques de dumping des TIC et de l’électronique grand public.
La deuxième question est celle du développement rapide du cloud computing, qui constitue la dernière contribution importante de l’industrie des TIC à la dégradation de l’environnement. Non seulement les immenses centres pour le service de données nécessitent des quantités colossales d’électricité et entraînent des risques tels que la pollution de l’air et de l’eau, mais les serveurs utilisés dans ces centres deviennent rapidement obsolètes et génèrent à leur tour des déchets toxiques (Mosco, 2014). S’il est vrai que, par rapport aux serveurs traditionnels, le cloud computing peut être plus efficace en termes d’économie d’énergie grâce à sa fonction de partage, de nombreuses entreprises informatiques considèrent le cloud computing comme un marché concurrentiel émergent. En conséquence, trop de centres de données ont été construits dans le monde ces dernières années.
Les circuits capital-corps et corps-nature ne sont pas isolés l’un de l’autre. Ils sont soumis au capitalisme pour l’accumulation des profits et, par conséquent, les impacts matériels négatifs des TIC et de l’EGP englobent à la fois la société humaine et l’environnement naturel. La transaction unidirectionnelle de la nature au capital est notamment illustrée par le fait que dans le paysage mondialisé de l’industrie des TIC, les étapes les plus toxiques ont été largement relocalisées dans les pays du Sud.
Comparé aux conceptualisations existantes sur les impacts matériels des TIC et de l’EGP, le cadre des « circuits matériels » offre un cadre holistique pour les interprétations théoriques et les analyses empiriques. Ce cadre englobe également les dimensions écologiques et politiques des luttes contre l’escalade de l’injustice mondiale causée par la néolibéralisation. Une autre implication clé de ce cadre est qu’il est crucial d’intégrer la perspective de la justice environnementale dans l’analyse du coût caché de l’expansion actuelle des TIC.
Le concept de justice environnementale examine l’entrelacement des différences sociales et environnementales, et la manière dont la justice de leurs interrelations importe pour la poursuite de la prospérité et de l’égalité à l’échelle mondiale. Depuis son origine, le discours de justice environnementale a une forte orientation internationale, et il s’est imposé comme une composante indissociable de l’activisme mondial qui lutte contre le fossé écologique creusé par la néolibéralisation et la mondialisation menée par les entreprises.
L’adoption d’une telle perspective dans la recherche sur les TIC implique que l’analyse de l’injustice sociale en termes de distribution et de procédure soit axée sur les perspectives de reconnaissance et de renforcement des capacités. Par exemple, les politiques et les législations sur le flux des déchets électroniques, du point de vue de la justice environnementale, exigent un cadre politique mondial qui reconnaît la contrebande de déchets électroniques comme un crime environnemental transnational et la récupération illégale des déchets électroniques comme un obstacle sérieux aux droits humains fondamentaux (Maxwell et Miller, 2011).
Malgré l’existence de multiples accords interdisant le commerce des déchets toxiques (par exemple, la Convention de Bâle), ces mesures n’ont pas empêché la contrebande vers des pays comme la Chine, l’Inde et le Nigeria, car ce défi est encore associé dans les discours dominants à un commerce moins réglementé, jugé légitime pour les pays en développement. La majorité du flux mondial de déchets électroniques se poursuit dès lors dans l’illégalité, rendant plus difficile l’évaluation de ce secteur « informel » dans des pays comme la Chine et l’Inde.
Par conséquent, l’interdiction de la récupération illégale des déchets électroniques exige non seulement une politique et une application multilatérales, mais aussi une reconnaissance mondiale de la contrebande de déchets en tant que crime grave contribuant à l’injustice environnementale, ainsi que des efforts contre-hégémoniques contre le « sublime numérique » imposé par les nouvelles technologies des médias.
Remarques finales
Le présent article entend contribuer à la recherche sur les impacts matériels des TIC et de l’EGP, en proposant un cadre holistique portant sur l’exploitation du travail et la destruction de l’environnement dans la production, la consommation et l’élimination des dispositifs numériques. Le cadre des « circuits matériels » dont il est question ici se veut une critique de l’angle mort des études sur les TIC et l’EGP, mais aussi une synthèse des cadres conceptuels existants et de l’identification d’orientations de recherche valables.
En effet, la crise environnementale mondiale envoie le signal clair que les futures études sur les médias ont besoin de meilleurs cadres pour évaluer l’impact global des nouvelles technologies des médias, qui associent une logistique et une collaboration du travail de plus en plus en réseau à une injustice environnementale, économique et sociale croissante à travers le monde. Bien que cet article ne soit qu’une tentative de refléter ces défis importants, j’espère qu’il suscitera d’autres discussions sur la matérialité des TIC et d’EGP.
Traduction de l’anglais : Nicolas Thommes