L’article de Wahoub Fayoumi avec les analyses de Frédéric Thomas sur RTBF.
Faute d’élections organisées depuis 2016, Haïti ne compte depuis le début de la semaine plus aucun représentant élu au niveau national, alors que les gangs règnent en maîtres sur le territoire, un an et demi après l’assassinat du président Jovenel Moïse.
Les dix derniers sénateurs encore en poste ont achevé symboliquement leur mandat, mais le pouvoir législatif a en fait cessé de fonctionner en janvier 2020, quand l’ensemble des députés et deux tiers des élus de la chambre haute ont quitté leur poste, sans successeurs pour les remplacer.
L’assassinat du président Moïse par un commando armé, dans sa résidence privée en juillet 2021, n’a fait qu’amplifier la crise politique déjà profonde dans laquelle le pays était englué à cause de la déliquescence des institutions publiques.
C’est le Premier ministre Ariel Henry qui gère actuellement les affaires mais, nommé 48 heures seulement avant l’attentat qui a coûté la vie à Jovenel Moïse, sa légitimité est largement remise en cause.
Refus d’écouter la société civile haïtienne
« Avec les 10 derniers sénateurs dont le mandat est arrivé à échéance, on atteint une étape de plus dans la descente en enfer en Haïti, commente Frédéric Thomas, docteur en science politique, chargé d’étude au CETRI (Centre tricontinental) . Depuis 2020, il n’y avait déjà plus de députés, deux tiers des sénateurs n’avaient plus de mandat, et donc on se trouvait déjà avec un parlement très dysfonctionnel. Les élections présidentielles devaient avoir lieu en juillet 2020, elles ont été repoussées à plusieurs reprises. »
Pour le chercheur, « on se retrouve avec un état de plus en plus impopulaire un gouvernement non élu discrédité et qui ne tient largement que grâce au soutien international. »
Que personne ne soit en mesure aujourd’hui en Haïti de contrôler l’action du gouvernement ou de voter des lois n’émeut pas particulièrement les habitants, oppressés par la menace des gangs, l’extrême pauvreté ou la résurgence du choléra.
Les citoyens ne sont pas vraiment intéressés à ce problème de représentativité : leur priorité c’est la sécurité
« Les citoyens ne sont pas vraiment intéressés à ce problème de représentativité : leur priorité c’est la sécurité, » constate Gédéon Jean, directeur du Centre d’analyse et de recherches en droits humains (CARDH).
Au cours de l’année 2022, cette organisation de la société civile a recensé au moins 857 enlèvements crapuleux commis par les bandes armées. Le désintérêt des habitants pour la chose politique s’est graduellement amplifié au fil des scandales dans lesquels ont été impliqués ministres, députés ou sénateurs, sans que la justice haïtienne ne prenne aucune sanction.
A peine plus de 20% des électeurs ont participé aux derniers scrutins que le pays a organisés, à l’automne 2016. « Le Parlement est devenu un haut lieu de corruption : on y vote pour de l’argent, pour des postes de direction », dénonce le directeur du CARDH.
Comment en est-on arrivé là ? « C’est à cause de l’obstination de ce pouvoir à ne pas remettre en question la situation du pays, et du soutien international dont il bénéficie », analyse Frédéric Thomas. Et surtout, explique-t-il, parce que ce gouvernement refuse d’appuyer la solution mise en avant par l’ensemble de la société civile au sein de l’accord de Montana. Cet accord propose une transition de rupture, explique-t-il : « C’est suite aux manifestations au soulèvement populaire de 2018 2019 en Haïti, qui luttaient contre la corruption et contre l’impunité, qu’il y a eu une convergence de l’ensemble des églises, des syndicats, des mouvements de femmes, des mouvements de jeunes au sein d’un accord et d’un programme qui propose une transition de rupture, pour ne pas reproduire le système actuel ; mais d’assurer une transition de deux ans aux termes de laquelle devraient se mettre en place des élections libres et transparentes. Cela permettrait un renouvellement du pouvoir et de réinventer l’Etat haïtien, et vraiment le pouvoir haïtien. »
Mais pour le chercheur, à cause du refus du gouvernement de mettre en place cette solution, et de son entêtement à espérer organiser des élections, « on se retrouve un an et demi plus tard et quelques massacres plus tard dans une situation inextricable, sans solution, sans élection et dans une perspective de sortie de crise encore plus incertaine et illusoire. »
Population défiante
Plus de 1400 personnes ont été tuées et plus de 1000 ont été enlevées par des gangs l’année dernière en Haïti, selon l’ONU. Haïti est englué depuis des années dans une profonde crise économique, sécuritaire, et politique. L’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet 2021 a profondément aggravé la situation, avec une emprise de plus en plus forte des gangs.
« C’est un pays où des gangs armés, qui seraient soutenus par les élites économiques et politiques, contrôlent plus de 60% de la capitale, où quelque 4,7 millions de personnes sont confrontées à une faim aiguë », a déclaré Volker Türk, le Haut-Commissaire de l’ONU aux droits de l’homme.
Depuis plus de deux ans, les gangs qui jouissent d’une très large impunité ont étendu leur emprise territoriale au-delà des bidonvilles de la capitale haïtienne et multiplient les rapts crapuleux.
C’est toute l’architecture de l’Etat qui se trouve illégitime et incapable, aux yeux des Haïtiens et des Haïtiennes, d’organiser des élections libres et crédibles
Dans ces conditions, la population ne fait pas confiance au gouvernement en place. « Ce qu’il faut comprendre, explique Frédéric Thomas, c’est que, à l’heure actuelle, non seulement les conditions ne sont pas réunies pour organiser des élections libres et transparentes, du fait que l’essentiel de la capitale est aux mains des bandes armées dont les liens avec ce même pouvoir sont régulièrement dénoncés ; et du fait que le gouvernement actuel n’a pas la légitimité d’organiser des élections. On se retrouve dans un pays où il y a un gouvernement non élu, où il n’y a plus de parlementaires ni de sénateurs ; mais aussi où toutes les autorités locales, faute d’avoir organisé des élections, ont été nommées et désignées par ce même pouvoir corrompu et impopulaire. C’est toute l’architecture de l’Etat qui se trouve illégitime et incapable, aux yeux des Haïtiens et des Haïtiennes, d’organiser des élections libres et crédibles. »
Quelles pourraient être les solutions ? « Les positions sur la table depuis un an et demi sont celles de la société civile, mais elles butent sur le refus du pouvoir actuel de toute négociation, de lâcher le pouvoir. »
En novembre 2022, plusieurs hommes d’affaires et hommes politiques, dont le président sortant du Sénat, Joseph Lambert, ont été sanctionnés par les Etats-Unis et le Canada qui les accusent d’être impliqués dans le trafic de drogue et d’entretenir des liens avec des réseaux criminels. Joseph Lambert avait été la cible d’une attaque à main armée à Port-au-Prince, sa voiture étant prise sous les balles. L’élu a été blessé et hospitalisé, mais ses jours ne seraient pas en danger selon la presse locale.
« Il faut penser à moraliser la vie politique et assainir le système électoral pour éviter que des gens ne prennent en otage les prochaines élections avec de l’argent sale », alerte Gédéon Jean.
« Au niveau international, il y a eu un changement ces dernières semaines, ajoute Frédéric Thomas, avec la mise en place de sanctions par l’Etat canadien, envers non seulement des chefs de bandes armées mais aussi des hommes d’affaires et des hommes politiques qui soutiennent et qui alimentent ces bonnes armées. Sept personnes déjà ont été visées, sanctionnées, dont notamment l’ancien président Michel Martelly. Cela marque déjà un changement de cap de la politique internationale. Cela produit aussi en partie ses effets, puisque ces dernières semaines, le taux des enlèvements a diminué en Haïti. Ce qui changerait vraiment les choses, c’est une réorientation de la politique internationale, qui accepterait vraiment de lâcher le gouvernement haïtien, et de discuter plus avec l’accord de Montana sur base de son programme, qui est celui de la transition de rupture. »
Intervention internationale : non, pour la société civile
Après les 13 années de Minustah (2004-2017), mission qui a compté jusqu’à 9000 casques bleus et plus de 4000 policiers internationaux, l’ONU a graduellement diminué sa présence en Haïti.
Réduite aujourd’hui à un bureau politique d’une soixantaine de personnes, l’organisation internationale s’est gardée comme mandat de renforcer la stabilité politique et la bonne gouvernance.
Mais aujourd’hui, la population ne souhaite plus de soutien de quelque nature que ce soit au pouvoir en place. Malgré l’appel des autorités haïtiennes à une intervention internationale armée, la population ne semble pas adhérer à cette idée. « Le gouvernement haïtien a fait appel à une intervention armée internationale et cet appel a tout de suite été repris et soutenu par les Nations Unies et par les États-Unis, rappelle Frédéric Thomas. Mais les États-Unis ne souhaitent pas intervenir eux directement et poussent depuis des semaines à ce que ce soit le Canada qui dirige ces forces armées. Le Canada se montre très réticent, et à l’heure actuelle, cette option est en train d’être discutée entre le Canada les États-Unis et le Mexique. Mais aucun pays n’est partant pour diriger cette force armée, au vu aussi de la contestation très grande au sein de la population contre toute intervention armée. Car cet appel à une intervention internationale est vu par la société civile comme une manière du pouvoir d’assurer son maintien en place, et n’a aucune légitimité. Elle ne résoudra aucun problème et donc elle est rejetée par l’ensemble des acteurs et actrices de la société civile haïtienne. »