Ce 14 novembre 2012, l’armée israélienne a déclenché contre la bande de Gaza une campagne de bombardements et d’assassinats ciblés baptisée « Colonne de Nuée ». [1] Cette opération est le premier effort militaire d’envergure mené par Israël contre le Hamas (Mouvement de la Résistance islamique, qui gouverne l’Autorité palestinienne dans la bande de Gaza) depuis l’opération « Plomb durci » (27 décembre 2008 – 18 janvier 2009).
À l’instant où ces lignes sont écrites, nul ne peut prédire ni la durée ni l’ampleur ni le bilan humain de la campagne militaire israélienne. En effet, si l’on passe outre les effets de manche rhétoriques et médiatiques des responsables politiques et militaires israéliens, les objectifs réels de l’opération « Colonne de Nuée » restent confus et l’on ne peut qu’émettre des hypothèses dont la plausibilité se fonde sur un faisceau d’indices, à défaut de preuves.
« Colonne de Nuée » et « Plomb durci »
Une chose est certaine, le timing de l’opération « Colonne de Nuée » de l’hiver 2012-2013 n’est pas sans rappeler celui de l’opération « Plomb durci » de l’hiver 2008-2009. Ces campagnes militaires ont toutes deux été déclenchées au beau milieu d’une campagne électorale israélienne. Comme celles du 10 février 2009, les élections législatives du 22 janvier 2013 vont se dérouler dans un climat intérieur extrêmement volatil et sur fond de recompositions politiques d’envergure.
En 2008-2009, alors que le Likoud (droite nationaliste) de Benyamin Netanyahou siégeait encore dans l’opposition, le gouvernement israélien était alors dominé par le parti Kadima (un parti de centre-droit composé de transfuges nationalistes et travaillistes) du Premier ministre Ehoud Olmert et de la ministre des Affaires étrangères Tzipi Livni, ainsi que par l’Avoda travailliste d’Ehoud Barak, ministre de la Défense, ancien chef d’état-major de l’armée israélienne et opposant de toujours aux accords israélo-palestiniens de septembre 1993. Menacé par la droite nationaliste, par Israël Beiteinou (extrême-droite russophone) d’Avigdor Lieberman, le ministre de la Défense Ehoud Barak l’était aussi par son propre partenaire gouvernemental centriste de Kadima, qui espérait lui ravir de nombreux électeurs. Ehoud Barak avait alors engagé son armée dans une campagne d’escarmouches dans la bande de Gaza et déclenché un cycle de plus en plus meurtrier d’actions et de réactions. Après le lancement d’une campagne de tirs de roquettes par les Comités de résistance populaire (des milices armées composées d’électrons libres du Hamas, du Fatah et du Jihad islamique) contre le territoire israélien, le gouvernement Olmert avait alors déclenché l’opération « Plomb durci ».
En définitive, si le parti Kadima allait résister aux coups de boutoir du Likoud de Benyamin Netanyahou, l’Avoda travailliste d’Ehoud Barak allait quant à lui essuyer une défaite électorale cuisante mettant les centristes dans l’impossibilité de reconduire le gouvernement sortant et permettant par contre au Likoud de revenir au pouvoir à la tête de la coalition la plus nationaliste et irrédentiste de l’histoire d’Israël. Rallié à mi-mandat par Ehoud Barak après sa défection du Parti travailliste, c’est ce gouvernement de droite dure qui s’oppose à la reprise de négociations politiques avec l’OLP, a relancé de plus belle la colonisation de peuplement israélienne en Cisjordanie et menace de régler militairement le défi stratégique posé par le programme nucléaire iranien.
En 2008-2009, le contexte palestinien et arabe était différent d’aujourd’hui. Pour rappel, le 14 juin 2007, l’AP s’était scindée en deux entités distinctes, suite à l’échec de la prise du pouvoir par la force par le Fatah de Mahmoud Abbas et son ancien homme fort à Gaza, Mohammad Dahlan. Le Hamas, vainqueur des élections législatives du 26 janvier 2006, avait alors violemment évincé le Fatah dans la bande de Gaza et y avait constitué un gouvernement dirigé par le Premier ministre sortant de la coalition d’union nationale, Ismaïl Haniyeh. Dans le même temps, dans les enclaves palestiniennes autonomes de Cisjordanie, le président Mahmoud Abbas avait formé un gouvernement dirigé par le technocrate Salam Fayyad et investi par un Conseil législatif palestinien (CLP, Parlement autonome) dont la majorité des députés islamo-nationalistes avaient été entre-temps incarcérés par l’armée israélienne et la police palestinienne.
En déclenchant l’opération « Plomb durci », il est possible que le gouvernement israélien, outre les considérations électoralistes évoquées ci-dessus, ait caressé l’espoir de provoquer un effondrement du Hamas dans la bande de Gaza et une reprise de contrôle de ce territoire autonome par l’Autorité palestinienne estampillée Fatah. Si tel était réellement l’objectif politique d’Israël, il ne fut pas atteint et, bien que défait militairement, le Hamas put regagner en légitimité intérieure tout en capitalisant son alliance tactique avec le régime syrien et le Hezbollah libanais et en jouant de l’affaiblissement du Fatah pour lui imposer en avril 2011 une réconciliation politique, fût-elle strictement tactique.
Le triple « test »
En ce mois de novembre 2012, les contextes israélien, palestinien et arabe ont changé du tout au tout. En Israël, la droite nationaliste du Likoud et l’extrême droite russophone d’Israël Beiteinou vont se présenter en front uni aux électeurs israéliens, tandis que les concurrents politiques du centre-droit et du centre-gauche sont en lambeaux et durablement incapables de récupérer électoralement le mécontentement social israélien. Considérées comme un « référendum sur l’Iran » par Benyamin Netanyahou et Avigdor Lieberman, les élections du 22 janvier 2013 ne sont pour autant pas gagnées d’avance pour ces deux responsables politiques par ailleurs hostiles à une reprise des négociations avec l’OLP et à un arrêt de la colonisation de peuplement. Une hypothèse est donc que la campagne « Colonne de Nuée » de novembre 2012 soit un « argument de campagne ».
Depuis le début du mois de novembre l’armée israélienne a, semble-t-il, décidé de réchauffer réchauffé progressivement la ligne de cessez-le-feu entre Gaza et Israël (incursions militaires israéliennes et tirs de roquettes palestiniennes). De plus, en liquidant physiquement Ahmed al-Jaabari, le chef de la branche militaire du Hamas, les responsables israéliens ont du même coup assassiné un personnage-clé dans la chaine de commandement du Hamas. Mais aussi et, peut-être surtout – vu le contexte, celui qu’un éditorialiste israélien, Allouf Ben, ne craint pas de surnommer « notre principal sous-traitant dans la bande de Gaza ». En effet, jusqu’à mercredi dernier, il supervisait les négociations pour un rétablissement de la trêve observée avec Israël et une reprise en mains des « électrons libres » des Comités de Résistance populaire.
Outre l’hypothèse électoraliste évoquée ci-dessus, il n’est pas exclu de voir dans le déclenchement de l’opération « Colonne de Nuée » une volonté de l’armée israélienne de procéder à un triple « test ». Premièrement, « tester » la ligne du nouveau régime égyptien (dominé par les Frères musulmans) et sa capacité à interagir avec le Hamas, maintenant que le « gendarme » Moubarak n’est plus là et alors que le paysage arabe régional se reconfigure vers des États où les Frères musulmans participent aux gouvernements. Deuxièmement, « tester » les capacités balistiques du Hamas et des Comités de résistance populaire, tout en les « épuisant » en partie. Troisièmement, « tester » les capacités du système anti-missiles « Kippat Barzel » ou « Dôme d’Acier » déployé depuis 2010 pour protéger les agglomérations israéliennes.
Pari militaire et électoral dangereux, l’opération « Colonne de Nuée » est enfin une tentative de rabibochage entre des militaires israéliens opposés à une opération militaire contre l’Iran et un gouvernement qui s’en fait le champion. Les jours à venir diront - au-delà du sang versé – si ces hypothèses se vérifient.