Version longue d’une tribune de Frédéric Thomas parue dans Libération.
La récente enquête du New York Times sur Haïti a un retentissement mondial [1]. Intitulée « La rançon », elle revient sur l’histoire du pays, en mettant en avant le poids structurant de l’ingérence française et états-unienne dans les causes du mal-développement de l’ancienne « perle des Antilles ». Sans nier la responsabilité de l’élite haïtienne, prédatrice et corrompue, la série de cinq articles permet de se défaire des images toutes faites, qui attribuent à la fatalité, sinon à l’incapacité des Haïtiens eux-mêmes, la source de leur malheur.
Double dette
Le journal new yorkais revient longuement sur la dette qu’Haïti s’est vu imposer par la France. Première nation indépendante en 1804, suite à la révolution d’anciens esclaves noirs ayant chassé l’occupant français, le pays, non reconnu par les autres États, est sommé, vingt-et-un ans plus tard, sous la menace de guerre, de payer des « indemnités » aux anciens propriétaires d’esclaves. L’enquête met bien en évidence la mécanique et la dimension disproportionnée de ces « réparations ».
On parle d’une double dette : pour payer celle-ci, Haïti a dû en effet emprunter l’argent dans les banques françaises… et donc rembourser les intérêts. Le pays est ainsi piégé dans ce que l’économiste Thomas Piketty a nommé un « néocolonialisme par la dette » [2]. D’autant plus qu’après le remboursement de la dette (pas des intérêts) en 1880, est créée la Banque Nationale d’Haïti. Or, celle-ci est en réalité aux mains d’acteurs économiques, français d’abord – le Crédit Industriel et Commercial (CIC), aujourd’hui filiale du Crédit Mutuel –, états-unien ensuite – la National City Bank of New York, l’ancêtre de Citigroup – qui vont siphonner les fonds.
À juste titre, l’enquête souligne la démesure quantitative et qualitative de cette dette. Évaluée en valeur monétaire actuelle à 560 millions de dollars (525 millions d’euros), elle « aura absorbé en moyenne 19% des revenus annuels d’Haïti, voire plus de 40% certaines années ». Mais, en réalité, la perte est plus considérable encore ; si ces millions avaient été investis dans l’économie du pays, « au lieu d’être expédiée en France sans biens ni services en retour », ils auraient, à terme, calcule le journal nord-américain, rapporté à Haïti 21 milliards de dollars [3]. De plus, cette dette constitue un fait doublement inédit : ce sont les anciens esclaves, vainqueurs, qui doivent payer des réparations aux anciens esclavagistes vaincus, afin de pourvoir aux « malheurs des anciens colons de Saint-Domingue » [4].
Injustice d’hier… et d’aujourd’hui
Si l’on ne peut que se réjouir de l’écho de l’enquête du New York Times, celui-ci n’en soulève pas moins plusieurs questions. Le journal vulgarise, relaie et précise des informations connues, documentées et étudiées de longue date par les historiens. Il n’y a pas de révélation, contrairement à ce qu’entretient le traitement médiatique de l’enquête [5]. Pourquoi lorsque ce sont des Haïtiens et Haïtiennes qui l’écrivent, tout le monde s’en moque [6] ? Faut-il le prestige et la mise en scène d’un journal nord-américain pour que l’information soit jugée digne d’intérêt, et qu’on en parle ? Quoi qu’il en soit, ces articles constituent la démonstration que la méconnaissance de cet événement, surtout en France, n’est pas le fruit d’un manque d’information, mais d’un travail d’occultation et d’« ensilencement ».
Le traitement journalistique pose également question. Aussi brillante que soit cette enquête, force est de constater qu’elle maintient un double hors-champ : les luttes sociales et la situation actuelle. Il en résulte une lecture ambigüe de l’éviction forcée d’Aristide, en 2004, où la contestation sociale en Haïti n’apparaît que comme la toile de fond de l’action de la France et des États-Unis, qui seraient, eux, les véritables sujets de l’histoire [7].
Par ailleurs, le journal tente un vain exercice d’équilibriste en montrant la responsabilité exorbitante de la communauté internationale dans la dérive d’Haïti, sans pour autant déresponsabiliser l’oligarchie locale. L’erreur est de penser séparément deux acteurs qui ne cessent d’interagir, dont les intérêts convergent largement, et qui participent d’une même politique de subordination et de dépossession [8].
Plus significativement encore, ce n’est qu’en passant qu’est abordée la situation présente, l’enquête évoquant pudiquement « l’ombre des États-Unis » sur la vie politique haïtienne, alors que, depuis le soulèvement populaire de 2018, Washington et l’Europe constituent, avec les bandes armées, les seuls soutiens au régime en place, et les principaux barrages au changement auquel aspire la population en Haïti [9].
Outre la reconnaissance, la demande de pardon et le remboursement par la France, la réparation impose un changement d’orientation et de vision de celle-ci. La dette est un fait politique plutôt qu’un épisode historique. Il ne s’agit donc pas seulement d’interroger l’héritage de cette rançon, mais aussi et surtout sa reproduction à travers l’alliance de l’oligarchie locale et de la diplomatie internationale. Et de ne plus taire l’injustice présente sous la démonstration de la tyrannie passée.