Des défis pressants
Haïti est un pays rural, féminin, jeune, dépendant, vulnérable et pauvre. Un peu plus de la moitié de la population est composée de paysans et de femmes. Un Haïtien sur trois a moins de 15 ans, et deux sur trois vivent sous le seuil de pauvreté [1] . Ces caractéristiques dessinent les principaux défis actuels.
En octobre dernier, l’ouragan Matthew a « tragiquement démontré, selon l’ONU, la vulnérabilité du pays à des catastrophes soudaines » [2]. Par sa situation géographique, Haïti est particulièrement exposé aux aléas climatiques. Mais ce qui, ailleurs, se traduit par des dégâts limités, se transforme ici en catastrophe « naturelle ». En cause, la dégradation environnementale, l’absence d’infrastructures et de politiques publiques, le manque d’accès aux logements, aux soins, etc.
De manière générale, l’accès aux services sociaux de base, au premier rang desquels l’éducation et la santé, constituent un enjeu fondamental. L’éducation – globalement, de faible qualité – est à 90% gérée par des structures privées (essentiellement des églises). Alors que sévit l’épidémie de choléra (depuis son apparition, fin 2010, elle a fait plus de 9300 morts et contaminé près de 800000 personnes [3] ) et que l’accès à l’eau potable est problématique, les centres de santé sont rares et manquent de moyens. En réalité, la part des dépenses sociales dans le budget de l’État est la plus faible des Caraïbes, témoignant ainsi d’une sorte d’alliance objective entre néolibéralisme et humanitaire, où les services sociaux sont sous-traités aux ONG et institutions internationales.
Au problème historique des « restavek » – ces enfants, principalement des filles, travailleurs domestiques – que l’Organisation internationale du travail (OIT) apparente à des esclaves modernes [4], vient s’ajouter celui, plus récent, des citoyens dominicains d’origine haïtienne et des migrants haïtiens en République dominicaine. Chassés ou poussés au départ par la mise en œuvre de politiques racistes, ils sont plus de 65000 à avoir passé la frontière haïtienne en 2016. On attend jusqu’à 200000 d’entre eux en 2017 [5]. Non seulement l’État haïtien n’a pas pris la mesure de ce drame, mais il s’en désintéresse.
Un sombre avenir
Traditionnels laissés-pour-compte d’un « développement » qui s’est fait sans eux et contre eux, les paysans haïtiens n’ont rien à attendre du nouveau président. Certes, lui aussi, à sa façon, est agriculteur, puisqu’il est le PDG de la première zone franche [6] agricole, d’exportation de bananes [7]. Et il entend bien poursuivre la stratégie mise en place par les précédents gouvernements : tout miser sur le libre-marché et les « avantages comparatifs » du pays – proximité du marché nord-américain et main-d’œuvre locale bon marché. La baisse des tarifs douaniers, la libéralisation du secteur, le désinvestissement du milieu rural ont entraîné la dépossession du paysan et la déstructuration de l’agriculture – qui représente, encore aujourd’hui, un peu plus de 20% du PIB.
En cassant la production locale et en favorisant les importations, cette stratégie a rendu Haïti particulièrement fragile et dépendante. Aujourd’hui, près d’un ménage sur deux souffre de la faim, et plus de la moitié de la consommation alimentaire locale est importée ; 84% du riz vient ainsi des États-Unis. Globalement, les échanges commerciaux sont très concentrés, la balance commerciale est déficitaire et la dépendance envers le marché international en général, et le marché nord-américain en particulier, s’est creusée. Près de ¾ des importations proviennent de trois pays (les États-Unis, la République dominicaine et la Chine), et plus de 80% des exportations – principalement des produits textiles de peu de valeur ajoutée, fabriqués dans les zones franches – sont destinées aux États-Unis [8] .
L’inflation (elle était de plus de 14% à la fin de 2016), la dépréciation de la gourde (la monnaie locale) et les sombres projections économiques pour 2017 n’inclinent guère à l’optimisme. D’autant plus que l’activité économique est entravée par l’instabilité politique, et que celle-ci risque fort de perdurer et de croître dans les mois à venir. Le discrédit de la classe politique est tel que le niveau d’abstention aux élections a atteint des niveaux record – autour de 80% – ces dernières années, si bien, qu’en fin de compte, Jovenel Moïse aura été élu avec seulement une dizaine de pour cent des voix du corps électoral. Il apparaît, dès lors, aux yeux du plus grand nombre, comme téléguidé par la « communauté » internationale et l’oligarchie locale.
Et comme si tout cela ne suffisait pas, le président hérite d’un État gangréné par la corruption. Celle-ci, sous le gouvernement précédent de Martelly, dont Moïse est le poulain, semble être devenue une pratique aussi systématique que décomplexée. Et les soupçons de blanchiment d’argent qui pèsent déjà sur le prochain président – l’homme aux 14 comptes en banque fait d’ailleurs l’objet d’une enquête – n’annoncent pas véritablement un changement éthique…
Le parti-pris de l’espoir
Haïti est un pays jeune, féminin et paysan ; c’est aussi sa chance. À condition d’écouter ces jeunes, ces femmes et ces paysans, d’appuyer leurs revendications et leurs organisations, de travailler avec elles… À condition aussi que la pauvreté généralisée ne fasse pas écran aux inégalités – Haïti est l’un des pays les plus inégalitaires au monde –, qui (re)produisent et organisent cette pauvreté. Or, si – comme avant lui, Martelly –, Jovenel Moïse se définit comme un « outsider », il est, en réalité, un homme du sérail. Il représente cette oligarchie, qui fait et défait la classe politique, et dont les richesses et les pouvoirs sont basés sur la pauvreté de la population et la dépendance du pays.
Haïti aurait peut-être pu tirer profit du désintérêt affiché par Trump pour le reste du monde afin de se dégager quelque peu de la tutelle des États-Unis. Mais la potentielle marge de manœuvre de l’État haïtien risque d’être vite rattrapée par la proximité géopolitique et les intérêts nord-américains. La convergence des pouvoirs de la « communauté » internationale et de l’oligarchie haïtienne – dont Jovenel Moïse est le marqueur – hypothèque toute chance de transition. Les problèmes qu’affronte le pays s’avèrent donc structurels – au point, bien souvent, de décourager l’observateur contemplatif (et à la mesure de sa contemplation). Reste cependant que la condition première de toute solution est évidente et « simple » : un changement radical des relations sociales et des rapports de force.