Haïti semble engagé dans une chute sans fin. Le pays a-t-il touché le fond ? En réalité, sans un changement radical, la situation ne peut qu’empirer. Il convient, dès lors, d’interroger les raisons pour lesquelles, face à la chronique annoncée et documentée de cette descente en enfer, les mêmes politiques se répètent, refusant de prendre acte de leur échec, entravant les chances et l’espoir d’une solution. Une manière de le faire est de revenir sur la paradoxale recherche de stabilité au cœur de la stratégie internationale pour sortir de la crise actuelle.
Contours de l’instabilité
De la révolution de 1804 à nos jours, de coups d’états en catastrophes naturelles, de crises en crises, une grande partie des malheurs d’Haïti proviendraient de son instabilité. Encore convient-il de s’entendre sur le terme, tant il sert de mot-valise et recouvre des significations diverses, et d’en éclairer les contours historiques, sociaux et politiques. Au risque, sinon, d’en faire une caractéristique naturelle du pays, voire du peuple haïtien lui-même.
L’instabilité d’Haïti est le fruit d’une histoire et de l’insertion subordonnée du pays sur la scène internationale. Elle est déterminée par la dépendance, la configuration des institutions publiques et la dynamique de sa classe dominante. Et ces trois phénomènes interagissent entre eux. Les caractéristiques de la période coloniale ont été en quelque sorte recodées par la libéralisation économique, qui a accompagné la chute de la dictature duvaliériste dans les années 1980.
La réduction drastique des tarifs douaniers – les plus bas de toute la région – entraîna une réaction en chaîne : la croissance exponentielle des importations, la déstructuration de la production nationale – incapable d’affronter la concurrence de produits en provenance de pays à plus forte productivité, et bénéficiant souvent de subventions –, l’aggravation du déficit de la balance commerciale, et la spécialisation d’Haïti dans la division internationale du travail. Ainsi, aujourd’hui, quatre-cinquième des exportations haïtiennes sont composées de produits textiles des zones franches à destination des États-Unis, tandis que l’essentiel de sa consommation est importée (dont près d’un tiers du géant nord-américain).
À cette triple concentration commerciale – envers un secteur productif volatil, le marché états-unien et les biens importés (tributaires de grandes variations de prix) – vient s’ajouter une dimension sociale. Loin de défaire la mainmise des quelques familles sur les droits d’importation, la libéralisation les a renforcés, consolidant par-là même la première place d’Haïti, en termes d’inégalités, sur le continent le plus inégalitaire au monde. La pauvreté de la majorité de la population (plus de 59%) et son faible accès aux services sociaux de base, finissent de dresser le portrait socio-économique de l’instabilité.
Mais cette instabilité a aussi une dimension directement politique, qui renvoie à la configuration de l’État. Au lendemain de la révolution de 1804, sous la pression internationale hostile, la nouvelle classe dirigeante a largement repris l’infrastructure étatique des colons, et sa mission centrale, voire unique : contenir les Noirs, devenu entretemps le peuple. Or, sous le recodage néolibéral, cette figure particulière a perduré. Dès lors, plutôt que de déplorer l’incapacité de la police à affronter les gangs, des tribunaux à assurer la justice, et, plus globalement, de l’État à mettre en œuvre des politiques publiques et des services sociaux, il convient de cerner l’origine et les contours de cette incapacité.
Ainsi, selon Yasmine Shamsie, il s’agit moins d’un manque de capacité que d’une absence de volonté [1]. Plus précisément, l’internationalisation néolibérale de l’État haïtien se traduit par un réajustement des capacités, volontés et priorités étatiques, en fonction de critères entrepreneuriaux. En ce sens, la faiblesse de l’État et son informalisation sont en grande partie construites de manière fonctionnelle et stratégique. Elles constituent la réponse aux injonctions de Washington et des institutions financières internationales, et la forme la plus adaptée – car la plus malléable – aux intérêts de l’oligarchie locale.
Dilemmes de la stabilité
Il existe un paradoxe de la stratégie de stabilisation d’Haïti. Deux des principaux acteurs dans la crise actuelle, les États-Unis et l’oligarchie haïtienne, visent une stabilité chirurgicale. Pour Washington, celle-ci se réduit à une bonne gouvernance, qui assure un cadre suffisamment équilibré pour le business, à même de réduire l’intensité et la fréquence des crises, de telle sorte que le gouvernement nord-américain ne doive plus intervenir directement ni gérer un afflux de migrants haïtiens, et peut s’en remettre au fonctionnement normal de la gestion locale. Aux yeux de l’oligarchie, moins embarrassée par la corruption, elle revête une forme davantage minimaliste encore, se résumant à réprimer ou normaliser la protestation sociale afin qu’elle ne déstabilise plus le bon fonctionnement des affaires.
Or, même cette stabilité aux contours réduits s’avère de plus en plus difficile à assurer et à reproduire. Non seulement parce qu’une part toujours croissante de la population haïtienne ne peut plus vivre dans des conditions sociales déjà très précaires et qui ne cessent de se dégrader, mais aussi et surtout, parce qu’elle ne le veut plus. À cette difficulté, vient s’ajouter une contradiction quant aux vecteurs et aux forces d’une stabilisation sociale du pays. En effet, par-delà leurs spécificités et divergences, les classes pauvres et « moyennes », ainsi que leurs représentants – mouvements paysans, féministes, organisations sociales, églises, Petrochallengers, etc. –, qui portent réellement le projet de stabiliser Haïti, partagent une même revendication de transition de rupture et une commune réaffirmation de la souveraineté populaire et nationale, qui passent par le renforcement des institutions publiques, et, sous un mode mineur, par la réappropriation des modes d’auto-organisation de la paysannerie haïtienne.
Mais, un tel programme s’oppose frontalement aux intérêts et à la stratégie de l’oligarchie et de Washington. Le compromis auquel sont arrivés ces deux acteurs, et qu’ils cherchent par tous les moyens à imposer à la société haïtienne, est de canaliser la stabilisation et le changement, au prisme d’un « dialogue national inclusif », qui inclut le gouvernement haïtien ainsi que les classes dirigeantes, et d’un passage par les urnes. Par-là même, ils garderaient la main sur le processus en cours, tout en s’assurant une continuité, et en faisant en sorte que les transformations prennent un tour « acceptable ».
L’insistance de l’international et de la classe dominante à faire prévaloir, contre toute évidence, la « case élections » revient, dès lors, à s’opposer à l’expression d’une volonté populaire, au nom même du formalisme démocratique. De fait, le niveau d’abstention est généralement très élevé (autour de 80%). Loin de constituer un vecteur de stabilité, les joutes électorales consacrent plutôt la faible représentativité des partis politiques et les sables mouvants sur lesquels s’érigent les institutions haïtiennes. La situation est d’autant plus absurde que les conditions légales et sécuritaires ne sont pas réunies, que le régime ne jouit d’aucune légitimité ni crédibilité, et que la majorité de la population ne veut pas de ces élections. L’enjeu n’est donc pas de permettre aux Haïtiens de s’exprimer, mais bien de court-circuiter toute transition, et de formater les revendications à l’aune d’une campagne électorale et d’un changement de gouvernement.
Jusqu’à présent (octobre 2021), cependant, ce compromis impérial n’a pas réussi à s’imposer. Cela tient à la marge de manœuvre toujours plus étroite d’un État en faillite, aux luttes intestines que se livre la classe dirigeante, et au fait que celle-ci est relativement bien préservée de l’instabilité, et semble avoir cyniquement opté pour une stratégie du pourrissement. Mais cela tient davantage encore à la formidable résistance des organisations haïtiennes qui, dans des conditions adverses, ne cessent, depuis plus de trois ans maintenant, à s’opposer à la reproduction du même en pire.
Notons enfin la paradoxale position des États-Unis. Par un geste aussi rare que courageux, l’envoyé spécial états-unien en Haïti, Daniel Foote, a démissionné de ses fonctions le 22 septembre 2021, pour protester contre les pratiques « inhumaines et contreproductives » d’expulsions des migrants haïtiens illégaux des États-Unis. Dans sa lettre publique de démission [2], il pointait du doigt la corruption du gouvernement haïtien et ses alliances avec les gangs, mais surtout la matrice de la politique de Washington envers Haïti, en évoquant « le cycle d’interventions politiques internationales, qui a constamment produit des résultats catastrophiques ». Il rappelait, enfin, la volonté et la nécessité pour « nos amis haïtiens » de tracer leur propre voie, et de choisir véritablement leurs dirigeants, et non les « marionnettes » mises en avant par l’international.
Foote soulignait de la sorte que les États-Unis prétendent agir au profit de la stabilisation d’Haïti, alors même que leur ingérence continue dans les affaires internes du pays constitue une source constante d’instabilité. Il n’est, en effet, aucune crise majeure au cours de ce dernier siècle, qui n’ait été « résolue » sans l’intervention de Washington. Que l’on pense, pour ne reprendre que l’histoire récente, au retour au pouvoir d’Aristide, en 1994, puis à son éviction, en 2004, à la gestion de la reconstruction post-séisme et aux élections de 2010, et à son implication dans la crise politique.
Au cours de ces dernières années, cet interventionnisme s’est en quelque sorte démultiplié et ramifié à travers une série d’institutions internationales, au premier rang desquelles l’Organisation des États d’Amérique (OEA) et le Bureau intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH), qui se sont alignés sur la politique de Washington. La passivité des autres pays, n’osant contester aux États-Unis la responsabilité qu’ils se sont attribués sur son « arrière-cour », donne plus de poids encore à cette ingérence.
Pour conclure
« La bourgeoisie n’a pas de projet national, excepté l’acceptation de la dépendance envers des forces extérieures, afin de permettre sa survie politique et son bien-être matériel », écrivait Robert Fatton en 2014. Et de poursuivre : « l’instabilité politique et les protestations populaires continueront face aux inégalités croissantes et à la faim, tandis que l’ingérence impérialiste maintiendra Haïti dans ce que j’ai appelé une ‘périphérie extérieure’, ‘un terrain vague du système capitaliste globalisé’ » [3]. Cette analyse s’est malheureusement confirmée.
Depuis le soulèvement populaire de 2018-2019, le changement est à l’ordre du jour en Haïti. Le refus de l’entendre et de poser la question dans les termes du mouvement social haïtien, la volonté de recycler le refus et la révolte en simple opposition parlementaire, et le mépris néocolonial, qui n’y voit que rivalités de factions pour se partager le pouvoir, marquent les différentes étapes de la descente en enfer du pays. Les massacres, l’usure des manifestations, l’explosion de l’insécurité et le délitement accéléré de toutes les institutions publiques rendent la transition plus « coûteuse » et compliquée aujourd’hui qu’il y a trois ans. Elle le sera encore plus demain.
Pas plus l’oligarchie haïtienne que la classe dirigeante états-unienne (et, à sa suite, la communauté internationale) ne tirent les leçons de leurs échecs. Peut-être d’abord et avant tout, parce que ceux-ci n’affectent leurs intérêts qu’à la marge, et que c’est la population haïtienne qui en paie le prix fort. Il existe un large consensus, consacré par la signature de plus de deux cents organisations sociales d’un accord le 30 août 2021, affirmant, en préambule : « aujourd’hui, la fracture entre cet État antinational et la Nation ne peut plus être réparée à travers des aménagements institutionnels superficiels. Le temps de la rupture est venu » [4].
La situation en Haïti est devenue intenable. Sortir du cycle infernal de crises et de catastrophes suppose un changement radical. Or, cela n’est possible qu’en renversant l’asymétrie de pouvoirs qui enferme Haïti sous la double dépendance de son oligarchie et de Washington.