L’article de Charlie Hebdo, avec les analyses de Frédéric Thomas (CETRI).
Vous connaissez le comble de la misère ? C’est quand votre détresse est indifférente au reste du monde. C’est la situation que connaît Haïti. Depuis des années, alors que l’île semble à chaque fois avoir touché le fond, l’ancienne Perle des Antilles, comme on la surnommait il y a encore quelques décennies, tombe un peu plus bas chaque semaine. Dans l’indifférence générale et l’embarras de la communauté internationale, où chacun tente de refiler aux autres la patate chaude.
« On est face à un mélange de lassitude de la part des principaux pays grand donateurs – États-Unis, Canada, France et quelques États d’Amérique latine – et de sentiment d’une spirale qu’on n’arrive plus à arrêter », regrette Didier Le Bret, ancien ambassadeur de France en Haïti. « Ce qui fait que personne n’a envie de mettre le doigt dans l’engrenage. »
Il y a six mois pourtant, à l’automne 2022, une partie des Haïtiens avait repris espoir. Leur calvaire semblait enfin intéresser en haut lieu : sur demande officielle de leur Premier ministre, Ariel Henry, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, appelait à envoyer des forces armées internationales pour mettre fin au « cauchemar des Haïtiens ». Même si la rue haïtienne ne voyait pas forcément d’un bon œil l’arrivée de troupes étrangères, les grandes puissances prenaient enfin le temps de discuter de la crise haïtienne. « Je crois qu’ils ont eu peur de reproduire ce qu’il s’est passé avec le Rwanda. Que des massacres se déroulent aux yeux du monde, dans le silence absolu, avance Vélina Charlier, militante anticorruption à Port-au- Prince, membre de l’association Nou Pap Dòmi (en français, « nous veillons »). Là, au moins, ils auront sonné l’alerte. Mais il y a tellement de fronts actuellement, en Ukraine ou ailleurs, que nous ne sommes pas leur priorité. »
Qui s’y colle ?
Depuis cet appel, un texte prévoyant des sanctions de principe contre ceux qui « se livrent ou soutiennent des activités criminelles et la violence, impliquant des groupes armés et des réseaux criminels » a été voté à l’ONU, mais un seul destinataire a été visé (le chef d’un des gangs les plus puissants de Port-au-Prince). Et quelques véhicules blindés ont été envoyés à la police nationale haïtienne – institution en déshérence et incapable de rivaliser avec les bandes armées. Mais pour le reste…
Les États-Unis, omnipotents dans la région, ne veulent pas prendre la responsabilité d’une intervention et tentent de convaincre le Canada – où vit une importante diaspora – de s’y coller. En vain. « Nous sommes déjà engagés pour la défense de l’Ukraine, nous ne pouvons pas mener en plus une éventuelle mission de sécurité en Haïti, estime Gilles Rivard, ancien ambassadeur canadien en Haïti. La Minustah [Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti, ndlr] , la dernière mission de l’ONU sur place entre 2004 et 2017, coûtait, dans les bonnes années, 650 millions de dollars par an ! Et pour quel résultat ? » « D’autant plus que la situation a beaucoup changé par rapport à 2004, ajoute Vélina Charlier. Vous n’imaginez pas à quel point les armes irriguent le pays. Les gangs ne sont jamais à court de munitions, ça tire tout le temps, partout. Il faut avoir les moyens de lutter contre ces organisations criminelles. »
« Le bilan des interventions onusiennes en Haïti n’est pas glorieux, explique Frédéric Thomas, docteur en science politique au Centre tricontinental (Cetri) de Louvain-la-Neuve, en Belgique, et spécialiste d’Haïti. Pendant la Minustah, des Casques bleus népalais ont importé le choléra, ce qui a fait beaucoup de victimes. L’ONU a mis très longtemps à reconnaître sa responsabilité et n’a toujours pas tenu ses promesses d’indemnisation. Sans parler des accusations de viol, d’agression sexuelle ou d’encouragement de la prostitution. Il y a du travail à faire avant de reconquérir la confiance des Haïtiens. » De quoi refroidir sérieusement les ardeurs des plus motivés…
« Le bas de la pile humanitaire »
D’autant plus que l’histoire de ce petit pays est jalonnée d’interventions étrangères qui se sont transformées en occupations durables. « Outre la colonisation française pendant plusieurs siècles, et une forte influence allemande au XIXe et au début du XXe siècle, il y a eu l’intervention américaine en 1915, détaille Rafael Jacob, chercheur associé à l’université du Québec à Montréal. Officiellement pour pallier l’instabilité du pays qui avait connu sept coups d’État en seulement quatre ans et vu, dans la même période, quatre présidents ou ex-présidents se faire assassiner. Mais dans les faits, cette intervention s’est transformée en occupation, et cette occupation en quasi-colonisation jusqu’en 1934. Les Haïtiens sont très marqués par cet épisode. Des militaires américains ne seraient pas forcément les bienvenus aujourd’hui. Mais en l’occurrence, je pense que si les Américains n’y vont pas, c’est avant tout parce qu’ils n’ont pas grand-chose à y gagner. Quand ils y voient leur intérêt, ils n’hésitent jamais à intervenir. »
Alors, depuis les grandes promesses de l’automne, les Haïtiens attendent mais ne voient rien venir. Et les rares parlementaires occidentaux qui s’intéressent au sujet ont l’impression de se battre contre des moulins à vent. « Nous avons réussi à faire voter deux résolutions d’urgence au Parlement européen, explique Caroline Roose, députée européenne belge du groupe Les Verts/ALE. Mais il faut lutter pour mettre ce sujet à l’ordre du jour. Je demande des missions européennes en Haïti. Mais jusqu’à présent, elles m’ont été refusées… Un pays s’effondre et il ne se passe rien. C’est triste à dire, mais Haïti est arrivé tout au bas de la pile humanitaire. »
Corruption généralisée, indifférence générale
Sans excuser une telle indifférence générale, il faut dire que la situation est plus que complexe. « Envoyer une force internationale aujourd’hui en Haïti reviendrait à conforter le Premier ministre, estime Frédéric Thomas. Or il n’est absolument pas légitime. Il a été nommé deux jours avant l’assassinat du président Jovenel Moïse [en juillet 2021, ndlr] et s’est octroyé la place de chef d’État par intérim. Mais il appartient à cette partie de la classe politique suspectée de frayer avec les gangs. »
« La corruption est généralisée, ajoute Caroline Roose. Nous envoyons des fonds d’urgence pour soutenir le pays. Mais où vont-ils vraiment ? Des rapports de la Cour des comptes haïtienne ont montré que des milliards de dollars en provenance du Venezuela à l’époque avaient été détournés. Il n’y a aucune transparence. » « Actuellement, il n’y a plus de président, plus de députés, plus de sénateurs, plus de justice qui fonctionne, résume Gilles Rivard. La seule institution qui a un tant soit peu de légitimité, aussi décrié soit-elle, est celle du Premier ministre, Ariel Henry. Or l’opposition et la société civile refusent de travailler avec lui… C’est l’impasse. De notre côté, nous avons financé l’Académie de police, leurs uniformes, leur formation… Mais ce n’est pas aux gouvernements étrangers de décider de l’avenir politique du pays. »
Pour Didier Le Bret, certains gouvernements étrangers ont largement leur part de responsabilité dans cette situation : « Trump n’en avait rien à faire d’Haïti. Tout ce qu’il voulait, c’était poser des problèmes au président vénézuélien et à la Chine. Et il a utilisé Haïti en ce sens (l’île est l’une des 14 nations au monde à reconnaitre Taïwan et, sous la pression des États-Unis, a voté contre le Venezuela à l’Organisation des États d’Amérique, ndlr). Mais en échange, il a donné un blanc-seing au président haïtien Jovenel Moïse. Il a mené le pays à la catastrophe, l’a mis à feu et à sang en remettant les élections aux calendes grecques, en mettant l’opposition hors d’état de nuire, en achetant ceux qui pouvaient être corrompus et surtout en transformant ce pays en un État complètement mafieux ». Quant à la position de la France et de l’Europe… « Nous aurions pu prendre des initiatives indépendamment des Américains », ajoute t-il. « Nous ne l’avons pas fait… Il aurait fallu en faire une cause nationale, la porter au Conseil de sécurité de l’ONU. Mais il y a eu d’autres dossiers à gérer. Le seul espoir, c’est que les États-Unis ou la République dominicaine voisine (Haïti et la République dominicaine se partagent l’île d’Hispanola, ndlr) voient un jour la dégradation de la situation haïtienne comme un danger. Soit en raison d’une hémorragie migratoire, soit à cause du trafic de drogue. Mais ça sera un énorme travail. »
En attendant, la communauté internationale se défausse sur les Haïtiens et reste immobile. « À force de ne rien faire, on a laissé ce monstre de la criminalité organisée se développer, regrette Vélina Charlier. Haïti est devenu une plaque tournante pour le commerce de drogue, d’armes et d’êtres humains dans les Amériques. En l’espace de quelques années, mon pays a tellement changé que je ne le reconnais plus. Personne n’a intérêt à ce que cela s’aggrave. Nous ne sommes qu’à 1h30 de Miami… » Et de continuer à appeler à l’aide : « Même si nous ne sommes pas la priorité, continuez à parler de nous. À l’ONU, à l’Union européenne, dans les journaux… C’est ça qui nous maintient en vie. »