Près de trois ans après le séisme, qui fit autour de 220.000 victimes, on ne parle guère plus de Haïti, sinon, « comme d’habitude », au gré des tempêtes et autres désastres. L’ouragan Sandy, dernièrement, a détruit plus de 70% des récoltes, d’où la crainte d’une crise alimentaire. Le gouvernement a décrété l’état d’urgence et sollicité l’assistance humanitaire internationale. Mais alors, qu’est-ce qui a changé ? Haïti serait-il toujours condamné au cycle des catastrophes naturelles, des urgences et des appels à l’aide ?
Trois ans après, où en est-on ?
La difficulté de faire le bilan de la reconstruction tient au manque de transparence, aux manipulations des chiffres et calculs faussés. Les 10 milliards de dollars annoncés au sommet de New York, le 31 mars 2010, mêlent en effet argent déjà budgété et aide nouvelle, prêts et dons, promesses et engagements effectifs. Un seul exemple : lors de sa visite éclair à Haïti, le 17 février 2010, Nicolas Sarkozy a promis une aide financière de la France à hauteur de 326 millions d’euros. Mais de cette somme, 40 millions avaient déjà été budgétés en 2010 et 2011, et 56 millions représentaient la part française de la dette d’Haïti annulée.
Il y aurait encore plus à dire sur la manière dont cet argent a été utilisé ; les gaspillages, doublons, ratés, et la transformation de la reconstruction en un immense marché, où chaque pays essaye de positionner ses propres entreprises. Dans les critiques, il est surtout question des lenteurs de la reconstruction, non du chemin qu’elle prend. Les liens ou convergences entre la prétendue politique minimaliste – « politique du moindre mal, (...) politique minimale de la vie [qui] consiste à entretenir les corps » [1] – des organisations et instances humanitaires, d’un côté, et les choix macroéconomiques, de l’autre, ne sont guère interrogés.
Symbole de la nouvelle Haïti
Ouvert en grandes pompes, le 22 octobre dernier, en présence de Bill et Hilary Clinton – le premier en tant qu’Envoyé spécial de l’ONU pour Haïti, la seconde comme Secrétaire d’État américaine –, des présidents haïtiens passé – Préval – et actuel – Martelly –, Caracol, avec ses 250 hectares, est présenté comme le plus grand parc industriel des Caraïbes. Il est selon Martelly « un modèle de coopération internationale et un symbole de la nouvelle Haïti qui bouge ». Et il est vrai que, contrairement au manque général de coordination entre ONG, instances internationales et autorités publiques, qui a caractérisé tout le processus de reconstruction, Caracol est un exemple de collaboration.
Bénéficiant d’un subside de 124 millions de dollars, il constitue le plus important investissement des États-Unis qu’un projet unique ait reçu pour la reconstruction, et jouit en outre d’un accès hors taxe au marché états-unien. Le gouvernement haïtien, pour sa part, a offert le terrain et accordé une exemption de taxes à la multinationale sud-coréenne de textiles, Sae-A, qui a ouvert une usine sur place.
« Symbole de la nouvelle Haïti » s’avère un slogan, qui cache mal le recyclage de la même politique poursuivie depuis trente ans, avec pour objectif de faire de Haïti le « Taïwan des Caraïbes ». Sae-A, qui a un chiffre d’affaires annuel de 1,1 milliards de dollars, produit des vêtements pour Wal-Mart, Target, Gap... Si l’entreprise s’est engagée à créer 20.000 emplois dans les six ans, l’ambition du gouvernement haïtien et de ses alliés internationaux est d’en créer 65.000. Mais ce pari ressemble à s’y méprendre au projet de Jean-Claude Duvalier, « Bébé doc », de fonder des usines de production de vêtements de sport à destination des États-Unis.
L’idée, simple, à chaque fois, est de tirer profit des « avantages comparatifs » du pays et de se baser sur une division « rationnelle » du travail. Proche voisin du plus grand producteur agricole mondial – les États-Unis –, il n’y aurait pas d’avenir pour Haïti dans l’agriculture. Par contre, le réservoir de main-d’œuvre, peu qualifiée et à faible coût, constitue un atout. D’où l’implantation de zones franches – « maquiladoras » –, sensées offrir des milliers d’emplois, produisant essentiellement pour l’exportation (dont une grande part pour les États-Unis).
La reconduction des mêmes politiques
Pourtant, de tels projets n’ont jamais tenu leurs promesses. Les emplois étaient précaires, en quantité bien inférieure à ceux prévus et ne respectaient pas les droits du travail. Les paysans, poussés à quitter leurs terres pour travailler dans ces usines, ne produisaient plus leur nourriture et se trouvaient incapables de l’acheter avec leurs salaires. De plus, l’ouverture du marché a fait de Haïti, auto-suffisant au niveau alimentaire jusqu’au début de la décennie 1980, un pays largement dépendant des produits importés. Le cas du riz, produit alimentaire de base, est exemplaire : Haïti est devenu le 4ème plus grand importateur mondial de riz américain, et, en 2008, a importé 82% de sa consommation de riz ! En mars 2010, Bill Clinton a fait son autocritique en reconnaissant que « cela n’a pas marché. C’était une erreur » [2]. Mais cela n’a pas entraîné un changement de politique et c’est toujours le même type de « solutions », qui est mis en avant.
« L’heure n’est plus à l’assistanat, mais à l’investissement durable. Je réitère, mesdames, messieurs qu’Haïti est ouvert aux Affaires de manière irréversible, »Haiti is open for business« , et ceci n’est plus un slogan il s’agit d’une politique bien réfléchie » a réaffirmé le président Martelly, lors de l’ouverture officielle de Caracol. Pourtant, le projet pose de nombreux problèmes : le choix de terres agricoles fertiles pour implanter la zone franche – et l’expulsion en conséquence des familles paysannes –, les lourds risques environnementaux et l’intervention de Sae-A, connue pour son mépris des droits des travailleurs. Actuellement, l’entreprise payerait moins que le salaire minimum – 300 gourdes par jour (un peu plus que 5 €) – aux quelques centaines d’employés travaillant déjà à Caracol. C’est là un problème crucial, puisque la compagnie conditionne clairement sa permanence au maintien de salaires « compétitifs » et à l’absence d’« obstacles » à son management.
Dans son tout récent rapport, la FIDH notait que les expériences de zones franches « n’ont engendré aucun effet durable sur le développement » [3]. Mais le dogme libéral constitue le ciment de la reconstruction du pays. Le tremblement de terre du 12 janvier 2010 a donc servi de catalyseur au projet Caracol, qui existait depuis plusieurs années déjà.
L’horizon de la reconstruction
La politique toujours plus minimaliste de milliers d’ONG internationales présentes à Haïti, d’un côté, et la politique maximaliste du libéralisme de l’État et de la « communauté » internationale, de l’autre, constituent-elles une division du travail réaliste ? Dans le même rapport, la FIDH affirmait, à propos de la reconstruction : « au total, on constate que très peu de solutions durables ont été apportées (...). Non seulement les réalisations sont très insuffisantes par rapport aux besoins, mais les solutions apportées sont provisoires et précaires et elles repoussent les problèmes dans l’espace et dans le temps plutôt que d’apporter des réponses durables » [4]. Le choléra, la malnutrition et l’analphabétisme sévissent alors qu’il n’y a ni politique d’éducation, ni politique de santé ni politique agricole dignes de ce nom.
Jusqu’à quel point la « politique du moindre pire » de l’humanitaire fonctionne-t-elle « à côté » de la pire politique du libéralisme ? Les prix alimentaires ne cessent de grimper et on fait appel à l’aide alimentaire internationale. Mais dans le même temps, on sacrifie une zone fertile et productive en y implantant un parc industriel. Et on ne laisse aucune chance aux paysans haïtiens en continuant d’importer massivement des produits alimentaires subsidiés.
Haïti est ouvert aux affaires, de la même manière qu’il est ouvert à l’humanitaire, se substituant aux politiques sociales. Lénine disait que l’URSS, c’est les soviets plus l’électrification. La reconstruction de Haïti, c’est 10.000 ONG plus le parc industriel de Caracol. Les deux composent l’horizon néolibéral du pays. Il ne s’agit donc pas de deux solutions distinctes ou d’une vision contradictoire, mais d’un nouvel alliage, utilisant les mêmes instruments de catastrophe naturelle, de crise et d’urgence, pour gérer de manière faussement apolitique une population statutairement victime.
http://www.rtbf.be/info/opinions/detail_haiti-is-open-for-business?id=7886561