Le 25 janvier 2023, six policiers étaient assassinés par des membres d’une bande armée en Haïti. Leurs cadavres, dénudés et alignés, ont été exhibés dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux. Le lendemain, exprimant la frustration et la colère, des centaines de policiers armés, suivis de milliers de manifestants, bloquèrent la capitale, Port-au-Prince. Ils envahirent le tarmac de l’aéroport pour « accueillir » le premier ministre, Ariel Henry, de retour du sommet de la Communauté des États d’Amérique latine et des Caraïbes (CELAC), à Buenos Aires.
Selon le rapport de l’ONU présenté au Conseil de sécurité le 24 janvier dernier, la violence liée aux gangs, en Haïti, a atteint des niveaux jamais observés au cours de ces dernières décennies. Entre 2021 et 2022, année où l’insécurité était déjà à son plus haut niveau, les homicides ont augmenté de 35% et les kidnappings de 82%. Près de la moitié de la population – 4,7 millions de personnes – sont dans une situation d’insécurité alimentaire, alors que le prix moyen du panier alimentaire a augmenté de près de 63% et que le choléra a fait sa réapparition.
Face à cette situation, le premier ministre non élu d’un gouvernement non élu cherche auprès de la communauté internationale la légitimité et le soutien qui lui font cruellement défaut en Haïti. À défaut d’agir, il appelle à l’intervention d’une force armée internationale, vient de conclure un soi-disant accord de « consensus national » et prétend réaliser des élections dans les douze prochains mois. Personne n’y croit. Mais, tout vaut mieux – pour lui comme pour l’international – qu’une transition qui ouvrirait la porte à un changement et à une perte de contrôle de Washington sur son « pré-carré ».
Terre de luttes
Haïti n’est ni une terre maudite que se disputent des personnages, plus ou moins incapables et corrompus ni la scène chaotique et vide d’une tragédie exotique appelée à être occupée par des acteurs humanitaires, voire militaires, étrangers. Haïti, première république noire issue d’une révolution d’esclaves est, comme dans d’autres parties du monde, le lieu d’une lutte pour changer de gouvernement et de manière de gouverner. Et ce n’est pas la situation haïtienne qui est sans issue, mais bien la diplomatie internationale, calquée sur la Maison blanche. Mais, bizarrement, on se désespère plus rapidement et plus facilement d’Haïti que de « nos » politiques.
Le soulèvement de 2018-2019 contre la corruption et les inégalités, la double subordination du pays à l’oligarchie locale et à la communauté internationale, ont accéléré la convergence de l’ensemble des acteurs et actrices de la société civile autour d’un projet : une transition de rupture. Cette convergence a pris une forme institutionnelle sous la forme de l’Accord de Montana, signé le 30 août 2021. Loin donc de l’image néocoloniale de victimes passives et impuissantes, dépourvues d’expériences et d’expertises, les Haïtiennes et Haïtiens ont une analyse, une vision et une alternative. Et tant pis si celles-ci ne correspondent pas à celles des capitales occidentales.
Une nouvelle Haïti
Cet activisme de la société civile haïtienne se retrouve dans la toute récente Déclaration de Ouanaminthe, du nom de la ville en Haïti où s’est tenue, les 25 et 26 janvier 2023, une rencontre syndicale internationale, à laquelle participèrent, outre les organisations haïtiennes, des représentants d’une dizaine de pays, dont la Belgique, affiliés à la Centrale syndicale internationale (CSI). Le texte adopté [1] constitue une synthèse de la feuille de route des deux syndicats haïtiens membres de la CSI, la Confédération des travailleurs haïtiens (CTH) et la Confédération des Travailleurs et Travailleuses des Secteurs Public et Privé (CTSP).
À quoi est due la crise en Haïti ? « À la mauvaise gouvernance, à l’ingérence internationale, à l’absence d’Etat de droit et de justice sociale, et à un modèle de société où l’économie est au profit d’une élite » affirme la déclaration. Cette crise structurelle s’enracine dans un « cycle historique de crises, de chocs et d’ingérence ». Quant à la résolution de cette crise, elle « passe d’abord par la reconnaissance de la souveraineté du pays, de l’État et du peuple haïtiens ». En conséquence, la perspective d’une intervention armée internationale est rejetée comme allant « à l’encontre du droit à l’autodétermination des Haïtiens et Haïtiennes ».
C’est rien de moins qu’une « refondation d’une nouvelle Haïti, plaçant la reconstruction de l’État de droit et de la justice sociale au cœur de celle-ci » qu’appellent les signataires du texte. Et cette refondation implique la mise en œuvre des conditions du travail décent, de l’accès aux services sociaux, de la lutte contre les inégalités et d’une attention particulière aux femmes, qui sont à la fois en première ligne dans la lutte pour le changement et les principales victimes d’une violence, qui prend systématiquement un tour genré.
Le combat des syndicats haïtiens n’est pas isolé et « participe activement avec d’autres acteurs de la société civile au projet d’une transition de rupture », à même de construire cette Haïti libérée à laquelle le peuple aspire. Et de compter sur la solidarité internationale pour appuyer ces revendications et accompagner cette lutte. Or, il faut bien le reconnaître, cette solidarité n’a pas été à la hauteur de la gravité de la situation haïtienne. Est-ce à dire que l’interprétation de la justice et de la liberté varie selon qu’il s’agit d’Ukraine ou d’Haïti ?