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Haïti et le silence de la Belgique

Haïti est au bord de l’implosion. Des organisations haïtiennes, partenaires de la coopération belge, sont en butte à la dérive autoritaire du pouvoir, sans que, pour l’instant, la Belgique n’assume ses responsabilités, affirme dans une carte blanche Frédéric Thomas

Selon la Constitution haïtienne, le mandat du président s’achève cinq ans après le 7 février, qui suit le processus électoral. Mais, Jovenel Moïse entend faire débuter son mandat du jour de son investiture, et rester un an de plus, afin d’organiser des élections et un référendum constitutionnel. Le premier décret pris après le 7 février est emblématique : il ordonne la mise à la retraite de trois juges de la Cour de cassation, et implante une « zone franche agro-industrielle d’exportation ». Se donne ainsi à voir la conjonction de la dérive autoritaire et de la stratégie de développement.

Au tournant des années 1980, sous la pression des institutions financières internationales et de Washington, l’économie haïtienne a été complètement libéralisée. Près de 90 % de tout ce qu’Haïti exporte sont composés de produits textiles des zones franches à destination des États-Unis, et un tiers de ses importations provient du même grand voisin. Haïti est ainsi devenu le troisième destinataire des exportations de riz américain (pour une valeur record de plus de 201 millions d’euros en 2020).

La population haïtienne en général, et la paysannerie en particulier, ont payé le prix fort de cette stratégie. La production locale a été déstructurée, l’insécurité alimentaire s’est accentuée – Haïti fait partie, selon le Programme alimentaire mondial (PAM), des vingt « points chauds » dans le monde –, et la classe dominante s’est renforcée, en tirant bénéfice de cette double dépendance : vis-à-vis des importations et des États-Unis. En affaires comme en politique, c’est toujours du côté de Washington que le pouvoir haïtien se tourne, en quête de légitimité et de ressources.

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Le projet de zone franche agro-industrielle s’inscrit dans cette logique : basé sur la connexion politico-économique entre un ancien sénateur, Louis Déjoie, et la famille Apaid, magnat des affaires, il cherche à attirer des investisseurs étrangers en misant sur les exportations, au mépris de l’agriculture locale. Une partie des terres attribuées à ce projet appartient en effet à une organisation de femmes paysannes, la SOFA (Solidarit e Fanm Ayisyèn), partenaire de nombreuses ONG internationales, dont, en Belgique, Entraide et Fraternité.

Le mode de développement anti-paysan et tourné vers le marché mondial constitue le moteur de l’accaparement des terres en Haïti. Et la politique autoritaire de Jovenel Moïse, son catalyseur. À plusieurs reprises en 2020, des députés écolos et socialistes ont interpelé les autorités belges sur cette problématique et les attaques armées contre la SOFA, ainsi que, plus globalement, sur la surdité de l’international à entendre les revendications des acteurs haïtiens. C’est le sens de l’appel lancé par une centaine d’organisations, dont la Confédération syndicale internationale, le réseau de paysans Via Campesina-Europe, ainsi que les plateformes belge, française et européenne d’ONG travaillant avec Haïti : « Stop silence Haïti ».

Fin janvier, la ministre des Affaires étrangères, Sophie Wilmès, répétait au parlement ce qu’elle avait déjà répondu aux initiateurs de cette campagne : la Belgique, inquiète face à la crise multidimensionnelle que traverse Haïti, n’a de cesse, au sein des instances internationales, d’insister sur la lutte contre la corruption, l’insécurité et l’impunité. Mais, « Stop silence Haïti » demande justement de changer de politique, en raison de son échec flagrant : l’insécurité a explosé, la justice est au point mort, et le pouvoir a opté pour la stratégie du pourrissement.

La ministre évoquait en outre une société civile haïtienne « partagée » ; une partie de celle-ci serait favorable à des élections rapidement. Ne s’agit-il pas à nouveau du refus d’acter le très large consensus à l’encontre de Jovenel Moïse, et de nourrir la fiction d’un « dialogue national », qui devrait s’accommoder de la corruption et de l’autoritarisme du pouvoir ? L’ensemble des mouvements paysans et féministes, des syndicats, des églises, des organisations de droits humains – nombre d’entre eux, partenaires d’ONG belges et européennes – ont pris position contre la poursuite du mandat présidentiel, et la tenue d’élections.

Le 24 novembre 2020, la ministre écrivait : « Une chose est certaine : les conditions ne sont pas réunies pour leur organisation. (…) Si des élections sont organisées, il doit y avoir un consensus politique le plus large possible et les électeurs doivent être assurés qu’ils pourront émettre un vote libre sans subir la pression des groupes armés illégaux ». En trois mois, la situation se serait-elle magiquement réglée ? Le silence de la Belgique signe-t-il l’alignement définitif sur la politique de Washington plutôt que sur la soif de changement des Haïtiens et Haïtiennes ?

L’implosion d’Haïti est le fruit de la dérive autoritaire de Jovenel Moïse, au service d’une stratégie de développement, qui reproduit inégalités et dépendance. Cette crise nous touche, parce qu’elle relève d’enjeux communs, parce que les acteurs internationaux y ont largement contribué – et continuent de le faire –, et parce qu’elle affecte des femmes et des hommes, dont nous connaissons les visages et qui sont membres d’organisations, avec lesquelles les ONG belges travaillent.

Le 2 février dernier, l’église catholique d’Haïti se prononçait en affirmant que personne ne pouvait être au-dessus de la loi, de la Constitution. Elle parlait d’une situation d’« extrême détresse », d’un « pays totalement invivable », d’un quotidien, fait d’« assassinats, d’impunité, d’insécurité ». Et de poser cette simple question : « Devons-nous accepter ou tolérer cela ? ». Il semble bien que pour la Belgique, et la communauté internationale en général, la réponse soit « oui ».

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