Pour le chercheur Frédéric Thomas, l’assassinat du président Jovenel Moïse par un commando armé est la conséquence d’une dérive mafieuse de l’oligarchie au pouvoir et de l’impunité des gangs.
Docteur en sciences politiques, Frédéric Thomas est chargé d’étude au Centre tricontinental (Cetri), basé à Louvain-la-Neuve, en Belgique. Il analyse l’effondrement des institutions politiques en Haïti et la nécessité d’une transition de rupture, soutenue par la communauté internationale.
Quelle est votre réaction à l’assassinat de Jovenel Moïse ?
Cet assassinat est le marqueur d’un pourrissement de la situation, de l’effondrement des institutions étatiques, de la dérive mafieuse d’un Etat et de la montée en puissance des gangs armés. Depuis début janvier, il y a eu une recrudescence des affrontements en plein centre de Port-au-Prince, avec plus de 10 000 personnes déplacées. Récemment, plusieurs journalistes et une militante féministe ont été assassinés. Jamais la police n’est intervenue, ces gangs ont pris possession de différents commissariats. Les forces de l’ordre ne contrôlent rien, par manque de moyens et de volonté politique. Qu’une bande armée vise le sommet de l’Etat montre à la fois la faillite des institutions et l’étendue du pouvoir de ces gangs.
Le communiqué officiel annonçant cet assassinat évoque des individus « non identifiés », dont certains parlaient espagnol et anglais. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Il faut être très méfiant par rapport à ce type de formulation, qui tend à éloigner les commanditaires ou les exécuteurs de Haïti, en pointant indirectement du doigt la République dominicaine ou, plus loin, les Etats-Unis. On ignore d’où vient cette information et je pense qu’il s’agit plutôt d’une stratégie de diversion. Jovenel Moïse ne représentait pas grand-chose, n’avait pas vraiment de parti politique derrière lui. Il avait été élu avec très peu de voix et était surtout là en tant que serviteur de l’oligarchie. Dans le contexte haïtien actuel, tout porte à croire qu’il pourrait s’agir d’un règlement de comptes au sein de l’oligarchie par des bandes armées locales, plutôt que d’une intervention étrangère.
Vous évoquiez l’effondrement de l’Etat. Comment cela se traduit-il ?
Cela se traduit essentiellement par le règne de l’impunité, à la fois face aux actes de corruption, pourtant documentés et dénoncés, et face aux violations des droits humains et aux massacres. Les institutions sont défaillantes, à commencer par la justice. Et le Président était illégal et illégitime, puisque son mandat est terminé depuis début février et qu’il s’est maintenu au pouvoir et entretenait la fiction d’un calendrier électoral auquel personne ne croyait. Seul son gouvernement et la communauté internationale faisaient semblant d’y croire.
Si l’assassinat du président est la conséquence d’un règlement de comptes, peut-on vraiment espérer savoir ce qu’il s’est passé ?
Il faut absolument qu’on le sache car c’est de cela dont souffre tant la société haïtienne. C’est pour cela que manifestent depuis plusieurs années les mouvements paysans, les femmes, les syndicats, les organisations de jeunesse, pour que cesse cette impunité et qu’on arrive à mener à bien des enquêtes et des procès légitimes. La population est exaspérée par ces abus de pouvoir et ces violations des droits humains qui ne débouchent jamais sur une enquête. Elle se rend bien compte que cette impunité permet la reproduction de cette élite et de ce système dont elle ne veut plus.
Dans une tribune en février, vous dénonciez une forme de naïveté et de lâcheté de la communauté internationale, la France notamment, qui continuait à défendre la tenue d’élections pourtant impossibles à organiser, et donc indirectement Jovenel Moïse. Ce soutien avait semblé s’effriter ces derniers mois…
Très peu en réalité et à la marge. Il y a certes eu des pressions d’élus démocrates aux Etats-Unis, une résolution du Parlement européen en mai rejetant le référendum constitutionnel que voulait organiser Jovenel Moïse et, la semaine dernière, sept eurodéputées sont allées plus loin en appelant l’Europe à « changer de politique ». Mais le problème, c’est qu’il y avait un rejet clair et massif au niveau international du référendum, mais pas des élections générales, ni du calendrier électoral. La communauté internationale continuait à appeler, encore et toujours, à un rassemblement de toutes les forces politiques, à une union nationale, ce qui revenait à valider le pouvoir illégitime de Jovenel Moïse. Comment s’unifier avec un président dont le mandat s’est terminé le 7 février, mis en cause dans des affaires de corruption et de massacres et qui était le principal garant de l’impunité en Haïti ?
Que change son décès ?
C’est en quelque sorte un retour à la case départ, et surtout à la revendication initiale que portent l’ensemble des acteurs de la société civile haïtienne, à savoir une transition de rupture. On n’a pas voulu de cette transition, on a continué à entretenir le mythe des élections comme si les conditions étaient réunies. Les élections qui étaient prévues fin septembre, personne n’y croyait. Cet assassinat pose un choix : soit on continue à pousser à la tenue de ces élections dont on sait qu’elles seront frauduleuses et illégitimes, soit on appuie les acteurs qui portent le souhait d’une transition.
Quel rôle peut jouer la communauté internationale ?
Il y a aujourd’hui un flou politique en Haïti, avec un parlement largement dysfonctionnel et des partis peu représentatifs. L’essentiel du pouvoir et de la légitimité est éclaté au sein des acteurs de la société civile. Le scénario optimiste serait qu’il y ait un sursaut au niveau de la communauté internationale, et qu’elle fasse le pari d’une véritable transition, en appuyant les acteurs qui la portent. C’est un processus lent, qui demandera des mois de travail. Le scénario négatif serait de continuer à laisser pourrir la situation jusqu’à être « obligés » de renvoyer à nouveau des casques bleus ou une autre forme d’intervention étrangère, ce qui a déjà échoué par le passé.