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Guatemala : élections dans un climat de violence sociale et politique

Interview (RFI - Radio France Internationale, 16 juin) de Bernard Duterme, directeur du Centre tricontinental (CETRI, Belgique).

Huit millions de Guatémaltèques sont appelés aux urnes ce dimanche 16 juin pour des élections présidentielle, municipales et parlementaires. Des élections pour sortir le pays de la corruption, de la pauvreté et de l’insécurité après une campagne atypique qui s’est déroulée dans un climat de violence sociale et politique. Un Guatemala face à sa destinée vu par l’expert Bernard Duterme. Entretien.

Interview audio réalisée et retranscrite par Arnaud Jouve (RFI)

Bernard Duterme est sociologue et directeur du CETRI (Centre Tricontinental situé à Louvain-la-Neuve, en Belgique). Le CETRI est un centre d’études des rapports Nord-Sud et en particulier des mouvements sociaux d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, qui relaie dans ses publications des analyses critiques du modèle de développement dominant de partenaires du Sud.

RFI – Le Guatemala vote ce dimanche (un éventuel second tour est prévu le 11 août) pour choisir un successeur au président Jimmy Morales avec l’espoir de trouver des solutions aux maux du pays. Quelles sont les attentes des populations ?

Bernard Duterme - Les attentes des Guatémaltèques sont les mêmes depuis des années : qu’il soit mis fin à la corruption, le Guatemala est l’un des pays record dans ce domaine. Une forte attente, aussi dans le domaine de l’insécurité, car le Guatemala est dans le top 10 des pays les plus violents au monde avec un taux très élevé d’homicides par habitant. Une violence liée à la criminalité et au narcotrafic, mais aussi une violence sociale et politique. De plus, le Guatemala affiche et multiplie des records en matière de pauvreté, d’inégalité. C’est le pays du continent latino-américain où le secteur informel est l’un des plus importants : 70 % de la population active en dépend, alors que la moyenne pour l’Amérique latine tourne autour des 50 %. Le pays affiche en matière de pauvreté, d’inégalité, de criminalité, d’impunité, de faiblesse des institutions et donc de corruption, l’un des pires résultats du continent. Alors, forcément, ces thématiques sont au centre des attentes des Guatémaltèques. Mais de là à dire que les options politiques qui sont sur la table les prennent en compte, il y a une marge.

Durant la campagne on a vu la justice intervenir à plusieurs reprises dans le processus électoral, notamment pour disqualifier Thelma Aldana une ancienne juge anticorruption et ex-procureure générale qui enquêtait sur le président. Que s’est-il passé ?

Nous avons assisté, durant cette campagne électorale, à ce que l’on appelle là-bas « une judiciarisation de la vie politique ». La campagne a été monopolisée par des affaires de justice, par des tentatives de différents candidats pour empêcher d’autres candidats rivaux de pouvoir se présenter.

Un extrait de l’interview audio (à partir de la 4e minute), JP de 12h00 :

Il y a quelques semaines encore, les trois candidates qui affichaient les meilleurs résultats dans les sondages, Thelma Aldana, Zury Rios et Sandra Torres ont tenté de se discréditer, en s’accusant mutuellement de délits divers, d’affaires de corruption ou de financements illicites dans des campagnes électorales précédentes. Parmi elles, deux ont été évincées de la course à la présidence, dont l’ancienne procureure Thelma Aldana, qui s’est mobilisée ces dernières années avec la Commission internationale contre l’impunité (CICIG) pour mettre au jour différentes affaires de corruption. Il s’agissait de tenter de démanteler les réseaux occultes liés au pouvoir et aux organisations criminelles. Ce travail a débouché sur l’arrestation de deux anciens présidents, de plusieurs ministres et de hauts gradés.

La deuxième qui a été empêchée de se présenter est Zury Rios, la fille de l’ancien dictateur Efrain Ríos Montt, responsable, selon l’ONU, d’actes de génocide entre 1980 et 1985. Or, la Constitution guatémaltèque prévoit que les enfants d’anciens putschistes, d’anciens militaires qui ont pris le pouvoir à travers un coup d’État, et c’est le cas de Ríos Montt, ne peuvent pas se présenter aux élections. Malgré différents recours, elle a dû retirer sa candidature. Aujourd’hui, parmi ce trio qui était en tête des sondages, seule Sandra Torres est restée dans la course.

On a donc assisté, comme souvent au Guatemala, à une foire d’empoigne entre le tribunal électoral, la Cour suprême de justice, la Cour constitutionnelle et au final cela a abouti à l’exclusion de cinq candidats parmi ceux qui s’étaient présentés à ces élections.

Quels sont les principaux candidats en compétition parmi les 19 finalement retenus pour ces élections ?

Selon les sondages, la candidate qui arrive en tête est Sandra Torres, l’ex-femme d’un ancien président, Alvaro Colom, qui a dirigé le Guatemala entre 2008 et 2012. Depuis la destitution de ses deux proches rivales, émergent en deuxième position soit Alejandro Eduardo Giammattei, candidat pour la quatrième fois aux élections présidentielles, ou Roberto Arzú, qui est lui aussi le fils d’un ancien président. Puis viennent derrière une série d’autres candidats dont les résultats ne sont pas significatifs. Les derniers sondages attribuent 20 % à Sandra Torres et plus ou moins 10 % à Alejandro Eduardo Giammattei et à Roberto Arzú. L’électorat est tellement fragmenté que personne n’est capable de l’emporter au premier tour. Il y aura donc probablement un deuxième tour entre deux de ces trois principaux candidats.

Sandra Torres, dans son programme, fait notamment référence à la question sensible de l’émigration vers les États-Unis. Est-ce un sujet important dans cette élection ?

La thématique de la migration est un sujet central dans la vie quotidienne des Guatémaltèques, et elle a pesé dans la campagne électorale. Plus d’un million de Guatémaltèques vivraient aux États-Unis et, depuis l’accession au pouvoir de Donald Trump, on assiste au renvoi de clandestins en Amérique centrale, et notamment au Guatemala.

Un souci également pour les très nombreux migrants guatémaltèques qui veulent fuir leur pays, surtout avec la fermeture de la frontière mexicaine. Le nouveau président mexicain Andrés Manuel López Obrador (AMLO) vient de s’accorder avec les États-Unis pour rendre sa politique migratoire plus ferme et pour empêcher les migrants centro-américains de traverser le Mexique impunément.

La migration c’est aussi ce que l’on appelle les « remesas », les transferts de fonds des émigrés vers leurs familles d’origines. Dans tous les pays d’Amérique centrale, cela constitue une part importante, primordiale, de l’économie. Au Guatemala, les « remesas » dépassent le volume des exportations bien que le pays donne priorité aux exportations des matières premières agricoles et minières. Ces transferts de fonds jouent un rôle considérable dans l’amélioration de la vie quotidienne des Guatémaltèques. Il s’agit d’ailleurs sans doute du principal facteur de lutte contre la pauvreté au Guatemala ces dernières années, comme au Salvador, au Nicaragua et au Honduras.

L’enjeu des migrations est en effet central, mais les candidats à l’élection présidentielle ont peu de prise sur lui, car il dépend essentiellement des politiques migratoires du Mexique et des États-Unis. La seule emprise à leur portée sur l’enjeu des migrations réside dans l’impact des politiques sociales qu’ils devraient mener une fois au pouvoir...

Ces migrants fuient la pauvreté, pourtant le Guatemala est un pays potentiellement riche ?

Le Guatemala est un pays qui affiche des taux de pauvreté parmi les plus importants du continent. Selon des chiffres de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) de 2018, 48 % des enfants de moins de 5 ans y souffrent de dénutrition. C’est un paradoxe gigantesque, car le Guatemala est en effet un pays très riche en ressources naturelles diverses, qui devrait être capable de nourrir plusieurs fois toute sa population. Or, aujourd’hui, dans ce pays à la nature luxuriante, un enfant sur deux pratiquement souffre de dénutrition. Cette proportion est plus importante encore dans les régions indigènes, où l’on atteint 75 % à 80 % de la population qui est frappée par la pauvreté ou l’extrême pauvreté. C’est le résultat du modèle de développement dominant ces dernières années au Guatemala, qui aujourd’hui n’est remis en question par aucun des candidats en position de gagner ces élections.

L’une des conséquences de la pauvreté, c’est aussi le développement de la violence, des gangs et des organisations criminelles très présentes au Guatemala. Cette violence a été un thème important sur ces élections ?

Au Guatemala, le climat de violence est très important. En Amérique centrale dans les années 1980, on parlait de la violence politique, des combats entre les révolutionnaires et les contre-révolutionnaires. Cette violence politique a disparu avec les accords de paix signés en 1996 au Guatemala. Mais elle a été remplacée et dépassée par une autre violence très importante, criminelle et sociale. Les taux d’homicides par habitant sont parmi les pires au monde dans ces trois pays qui constituent « le triangle nord » de l’Amérique centrale que sont le Honduras, le Salvador et le Guatemala. La violence est le résultat de la décomposition des sociétés et de l’importance du trafic de drogue, des structures criminelles, des réseaux occultes et des collusions multiples à l’oeuvre entre les réseaux criminels, les grandes entreprises, l’oligarchie et les élites politiques et militaires. Situation qui empêche de mettre fin à la violence, à l’impunité et à la corruption. C’est en tout cas l’analyse qu’en fait Ivan Velasquez, le chef de la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala (CICIG), qui a été expulsé du pays l’année dernière. À propos du Guatemala, Ivan Velasquez parle de détérioration persistante de l’État de droit, de démocratie en déliquescence, de démocratie confisquée, d’État capturé, d’État instrument aux mains des groupes les plus puissants. Un constat officiel donc qui explique et corrobore que ce pays est gangréné par la violence, par les structures criminelles et par l’impunité.

Un constat qui n’est pas annonciateur d’un véritable changement à venir avec ces élections ?

On a affaire à un système électoral vicié au Guatemala qui n’a pas été réformé récemment. Un système où l’argent, les passe-droits, les relais médiatiques sont autant de conditions à la participation. La Commission internationale sur l’impunité estime que plus de 25% de l’argent des campagnes électorales provient du crime organisé et du narcotrafic. Il n’y a dès lors pas de place sur une scène politique de cette nature pour l’émergence d’une formation politique autonome, réellement fédératrice des aspirations des acteurs populaires, de ce qu’on appelle au Guatemala « les majorités minorisées », c’est-à-dire des peuples indigènes notamment qui représentent la moitié de la population et qui concentrent l’essentiel de la pauvreté. Il n’y a pas d’espace pour une expression politique fédératrice des aspirations de ces populations.

En outre, le Guatemala est également un pays record en matière de volatilité politique. Depuis le retour d’une démocratie de façade dans ce pays au milieu des années 1980, huit présidents élus se sont succédé avec huit partis différents et chacun de ces partis a disparu lors des élections suivantes. Les partis politiques au Guatemala sont des instruments de marketing médiatico-électoral éphémères qui servent à placer au pouvoir tel ou tel représentant de tel ou tel secteur de l’oligarchie et qui s’écrasent aux élections suivantes. La volatilité politique est telle que la durée de vie moyenne des partis politiques guatémaltèques ne dépasse pas les cinq ans.

Il n’y a donc pas d’option sur la table qui mette en cause l’ordre qui prévaut. Les différents candidats ne remettent pas en question la perpétuation du modèle de développement à l’œuvre dans ce pays ces dernières décennies, un modèle de développement prédateur, inégalitaire qui a abouti à cette violence effrénée et à cette corruption systémique que dénonce la Commission internationale contre l’impunité au Guatemala.

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Voir en ligne La suite de l’entretien sur RFI

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.

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