“Nous ne voulons pas lancer un nouveau parti politique. Nous voulons juste redonner au citoyen la capacité de dire ce qui va et ce qui ne va pas.” Un des deux l’a dit. Lequel ? Gino ou Marcos ?
Gino, on connaît. Gino Russo, le père de Mélissa, digne leader de la marche blanche. Marcos, c’est déjà moins évident. Il faut quelques secondes pour que reviennent à l’esprit la cagoule, la pipe, la jungle du Chiapas, bref, l’image du “sous-commandant zapatiste” de l’insurrection indigène du Mexique. Vu de là-bas, pour les Latinos branchés sur l’Europe, le premier apparaît comme la figure de proue d’une mobilisation citoyenne belge. Pour les Belges latinophiles, le second reste le personnage le plus visible d’un soulèvement mexicain pour la dignité. Citoyenneté, dignité, justice, démocratie versus pouvoir, sclérose, exclusion, étouffement... de part et d’autre de l’Atlantique, les observateurs puisent à l’envi dans le même lexique.
“Je pense qu’il y a deux forces qui, d’abord, se sont mises à nos côtés et qui, ensuite, nous ont surpassés : ce sont les médias et la société civile, pas les partis politiques. Les partis politiques ne nous comprennent pas encore, ils ne comprennent pas le pays, et c’est pire encore pour l’Etat et la Justice.” Un des deux l’a dit. Lequel ? Gino ou Marcos ?
Probablement douteux, peut-être scabreux, le parallélisme vaut pourtant d’être soutenu... par curiosité. Gino et Marcos désarçonnent. A mille lieues de la langue de bois, leur franchise cloue au sol, séduit. Parfois saugrenus, souvent caustiques, ils débarquent là où on ne les attendait pas. Ironie amère, regards noirs ou souriants. Légitimes par ce qu’ils ont vécu, les deux hommes sont aussi charismatiques. Eux pour tous, tous pour eux ! L’admiration de ma maman pour le premier n’a d’égal que ma fascination pour le second. Ingénus, ils se jouent des étiquettes, escamotent les dogmes, sortent des écoles. Marches blanches en Belgique, rencontres intergalactiques pour l’humanité au Chiapas, bienvenue aux royaumes de l’indéfinition ! Un seul ennemi pourtant, global, générique, consensuel : l’indifférence, l’arbitraire d’un même système qui exclut au nord comme au sud, l’inhumanité des appareils et la lourdeur des biens assis.
Gino et Marcos ne visent pas à “guider la lutte”, ils disent simplement l’avoir peut-être suscitée. Lucides, ils n’aspirent pas au pouvoir ; idéalistes, ils rêvent d’une démocratisation de leur pays “par le bas”, à travers une “mobilisation citoyenne des gens et des associations civiles”. Plus de larmes en Belgique, plus d’armes dans le Chiapas, l’heure est à “l’engagement, pacifique mais déterminé, contre un système de domination sociale et culturelle qui, en Belgique, au Mexique et ailleurs, relègue chaque jour plus de monde au statut de citoyen de seconde zone”. Loin des bénéfices du “libre-marché omniscient et omnipotent”, co-existent (à Bruxelles et à Clabecq avec Gino, à Mexico et à La Realidad avec Marcos) deux mouvements certes fragiles, mais mus par des problématiques voisines. Autant de défis... “celui de la démocratie à l’ère du néo-libéralisme. Celui du respect des particularités et celui de l’universalité du respect. Celui de la participation de tous au développement de tous. Celui de la résistance ! ”
Que dire encore des réactions occasionnées par Gino et Marcos auprès des professionnels de la résistance, de la politique, du commentaire et de l’analyse ? Là aussi, des constantes se dessinent. Beaucoup de respect d’abord, avec ou sans condescendance, mais beaucoup de respect tout de même. Une certaine jalousie quelquefois, relative, bien entendu... Et puis aussi, des réflexes institutionnels de boutiquiers ou d’apparatchiks : de la méfiance, des tentatives de récupération ou de diabolisation, de la moquerie, des excès d’humeur, des mains tendues... On attend la faute, le dérapage, quand on ne le cherche pas. Globalement, les taux de sympathie dans l’opinion publique diminuant peu, il vaut mieux être “avec” que “contre”, comme on dit... D’autant plus que Gino et Marcos sont aussi considérés comme des garde-fous, des remparts contre des dérives auxquelles leur personnalité - “dignité, maturité, originalité”- nous permettrait d’échapper : l’extrémisme, la violence, le “poujadisme” en Belgique, le “fondamentalisme indigène” au Chiapas. Mais le temps joue contre eux. Sur-médiatisés par intermittence, presque mythifiés, Gino et Marcos pourraient finir par lasser l’audience, par manque de résultats, par égarement ou par faiblesse, voire par leurs incantations. Une fois leur popularité émoussée, qu’adviendra-t-il du “Zapatisme” et du “Russo-isme” ?
Reste que, sans forcer le grand écart, le rapprochement incongru entre Gino Russo et le sous-commandant Marcos pourrait se nourrir d’autres métaphores filées. Chacun dans son propre contexte, produits troublants de tragiques concours de circonstances, catalyseurs d’historiques remous de foules, ils ne peuvent laisser insensibles. Une différence toutefois, de taille. Marcos est un intello, professionnel de la révolution, qui a choisi son sort. Gino, un ouvrier qui a perdu sa fille.