Andres Arauz, jeune économiste de 36 ans, n’existerait pas en politique sans Rafael Correa. Le populaire ex-président, qui a gouverné l’Equateur pendant dix ans (2007-2017), a adoubé cet ancien conseiller, qu’il décrit comme brillant, pour ramener le socialisme au pouvoir, après la rupture avec Moreno. Le 7 février dernier, il est arrivé en tête du premier tour, avec 32,72% des voix, et reste favori pour le scrutin de dimanche. S’il l’emporte, il deviendra le plus jeune président élu d’Amérique latine et celui des quarante dernières années en Equateur. Le candidat de l’Union pour l’espérance (Unes) prévoit une allocation de 1000 dollars par famille à un million de foyers, durant sa première semaine au pouvoir.
Guillermo Lasso, 65 ans, est un ex-banquier de droite, partisan du libre-échange et leader des opposants à Correa. Il a perdu deux présidentielles contre la gauche en 2013 et 2017, avant d’arriver second au premier tour de février avec 19,74% des suffrages. Bien qu’il n’est pas terminé ses études d’économie, il a réussi dans le secteur financier, président la Banque de Guayaquil, l’une des principales du pays. En 2012, il s’est retiré pour fonder le mouvement Créer des opportunités (Creo), devenu la principale force d’opposition à Correa. Lasso promet des déductions fiscales, des crédits à 1% d’intérêt et une hausse progressive du salaire minimum pour l’amener à 500 dollars mensuels. Il s’engage aussi à créer deux millions d’emplois et à construire 200 000 logements ruraux.
Les résultats du premier tour ont été contestés par Yaku Pérez, avocat indigène de gauche qui a manqué de peu son passage au second tour, à seulement 0,35% derrière Lasso. La question indigène est l’un des enjeux de ces élections. L’économie en est une autre : en 2020 le PIB de l’Equateur s’est contracté de 7,8% du PIB. La dette atteint 63,88 milliards de dollars (63% du PIB), dont 45,19 milliards (45% du PIB) en externe. Et avec quelque 340 000 cas de Covid-19, dont plus de 17 000 morts, l’Equateur est en outre très touché par la pandémie, qui a submergé son secteur hospitalier.
Pour Frédéric Thomas, chercheur au CETRI (Centre tricontinental), la fracture politique en Equateur divise le pays entre gauche et droite, mais traverse aussi la gauche elle-même ; une gauche que domine toujours la figure de l’ex-président Rafael Correa.
Wahoub Fayoumi : La figure de l’ancien président de gauche Rafael Correa domine les débats, même s’il ne se présente pas. Pourquoi ?
Frédéric Thomas : "La société équatorienne est une société polarisée, avec une polarisation qui traverse aussi les gauches équatoriennes, et qui renvoie au bilan de la présidence de Rafael Correa, qui a gouverné de 2007 à 2017, et qui a laissé un bilan contrasté et sur lequel il y a désaccord profond. Ce désaccord est aussi alimenté par le bilan de la double crise économique et sanitaire du coronavirus actuel, qui se superpose à l’héritage de Rafael Correa.
Les deux nœuds de cet héritage, c’est tout d’abord, une manière de gouverner, un rapport aux mouvements sociaux, mis en place par Rafael Correa, qui a été jugé par d’aucuns autoritaire, et qui se manifestait entre autres par des formes de contrôle, de cooptation, voire de répression des mouvements sociaux.
Un autre enjeu de l’héritage Correa concerne la question « que faire des ressources naturelles ? » Rafael Correa présente un bilan qui a été jugé positif par une grande partie de la population, en termes de redistribution de la richesse, de lutte contre la pauvreté, au moins durant les premières années de sa présidence. Mais cette réduction de la pauvreté a été menée grâce à l’exploitation de ressources naturelles, essentiellement du pétrole puis des mines, qui ont eu un coût socio-environnemental, en termes de pollution, de conflits, notamment au sein des populations indigènes, qui était très lourd.
Ces deux nœuds politiques, à la fois de manière de gouverner et de modèle de développement, divisent aujourd’hui la société équatorienne. Et l’enjeu des élections pour les deux candidats, c’est aussi d’essayer de capter une partie d’un électorat qui est indécis, voire critique et hostile à la politique."
W. F. : Vous le disiez, il s’agit d’une société divisée. L’électorat est aussi polarisé, entre deux projets antinomiques.
F. T. : "Depuis 2015 il y a une dégradation des indices socio-économiques en Equateur. Près d’un Équatorien sur 5 vit sous le seuil de pauvreté, le pays est très endetté. Il y a donc un véritable besoin de politiques publiques et de politiques sociales. Et il y a une certaine nostalgie de ce qu’a pu mettre en place Rafael Correa avec des aspects positifs dans son bilan : un Etat régulateur, des politiques publiques volontaristes de lutte contre la pauvreté qui ont dans un premier temps réussi… Il y a donc cet enjeu-là pour une partie de la population. Si le candidat de droite devait remporter ces élections, cela signifierait certainement une aggravation des conditions de vie pour l’ensemble de la population équatorienne. Les enjeux socio-économiques sont en première ligne d’autant plus au vu de la crise économique et sanitaire que traverse l’Equateur aujourd’hui.
Mais le problème, c’est qu’au sein de la gauche, il y a des dissensions très fortes : une partie de la gauche appelle à un vote nul, donc ne se reconnait pas dans Arauz, le dauphin de Rafael Correa. Elle estime qu’il représente certes une certaine gauche, mais dans laquelle elle ne se reconnait pas…
C’est une spécificité de la gauche en Equateur, mais cela a une résonance dans tout le continent latino-américain. L’Equateur est riche en ressources naturelles, essentiellement en pétrole. Donc l’enjeu est l’équilibre entre l’exploitation de ces ressources, la possibilité qu’elle permette de diversifier l’économie, de respecter aussi l’autonomie des territoires indigènes, de sortir vers une transition vers une économie post-pétrolière dans laquelle l’Equateur n’est simplement un pourvoyeur de matières premières en échange de dividendes, sans que ne soit assurée la souveraineté alimentaire de la région. Ça, c’est vraiment un nœud du problème qui crée des divisions sur comment assurer cette transition pour changer le modèle de développement, changer l’insertion de l’Equateur comme pays subordonné au marché international, dépendant de rapports économiques sur lesquels il n’a aucun contrôle. Et c’est là véritablement l’un des enjeux structurels des élections.« W.F. : Rafael Correa est critiqué sur sa gestion du pouvoir, et il est accusé de corruption par la droite. Qu’espère-t-il, en participant »à distance" à cette campagne électorale ?
F. T. : "Il espère pouvoir revenir en Equateur. On lui a interdit de se présenter à ces élections, mais il faut savoir qu’il y a une instrumentalisation de la justice qui est très douteuse et peu légitime. Donc il espère à la fois revenir, réaffirmer le bilan positif de sa présidence et assurer une reprise, une continuité de sa politique, en balayant les accusations et les procès de corruption qui pèsent sur lui.
La corruption est réelle en Equateur, c’est un phénomène important, mais la difficulté c’est qu’elle est largement instrumentalisée à des fins politiques et de règlements de compte d’un gouvernement à l’autre, ce qui ne permet pas une confiance dans la justice.
On est aussi dans un contexte d’une économie qui est très concentrée entre les mains de quelques acteurs transnationaux importants, et gérée au sein de l’exécutif voire au sein du bureau présidentiel. Ce sont de grandes entreprises de pétrole ou de projets miniers, nationales ou internationales, qui encouragent le manque de transparence et la corruption. La difficulté qu’on a aujourd’hui, c’est qu’on en reste à une vague indécision sur le fait de savoir à quel point ces accusations sont instrumentalisées à des fins politiques."