Longtemps cantonnés dans les enceintes universitaires, les débats autour de l’héritage du colonialisme dans le façonnement des rapports sociaux contemporains ont envahi l’espace public. Soixante ans après les premières dénonciations de « néocolonialisme » à l’endroit des grandes puissances par les militants du tiers-monde, des militants « décoloniaux » inspirés d’analyses « postcoloniales » mettent en évidence les injustices que le passé colonial de nos sociétés continue à engendrer dans la plupart des domaines de la vie sociale, en contradiction avec l’universalisme des principes censés les régir. Le statut (les statues) de la colonisation dans la mémoire officielle et les différences de traitement entre « blancs » et « racisés » sont au cœur des principales controverses médiatico-politiques dans les pays occidentaux. Mais la critique s’adresse également à la part d’impérialisme qui survit dans les rapports entre ex-métropoles et ex-colonies, sous l’angle du pillage des ressources comme de celui de la prétention civilisatrice renouvelée. Autre front décolonial, sans doute le plus coriace, celui des hiérarchies sociales et raciales héritées de la colonisation qui se reproduisent à l’intérieur même des pays d’Amérique latine, d’Asie et d’Afrique.
Chacune des cinq contributions qui composent cette étude interroge un enjeu international sous l’angle du legs colonial. Le « développement », pensé à l’origine comme un processus calqué sur l’Occident, est-il inévitablement le véhicule de l’hégémonie des pays riches ou offre-t-il à certaines conditions des perspectives d’émancipation des dominations (inter-)nationales ? Ironie de l’histoire, c’est sans doute en Occident que les mises en causes du modèle de développement productiviste sont les plus radicales, au nom de « l’urgence écologique ». Les politiques environnementales ne sont néanmoins pas nécessairement décoloniales, loin s’en faut, elles fournissent même des points d’appui au renforcement de l’influence des pays « riches en capitaux » sur les pays « riches en ressources naturelles ». Une autre norme progressiste globale, celle des « droits des femmes » fait l’objet d’une contestation postcoloniale vigoureuse, tant le féminisme dominant a négligé, quand il n’a pas alimenté, les oppressions spécifiques aux femmes pauvres du Sud, racisées, ex-colonisées.
Les luttes contre les dominations héritées des impérialismes se déploient également sur un axe Sud-Sud. Au Brésil, un mouvement afro-brésilien émerge progressivement pour briser le mythe de la démocratie raciale qui domine l’imaginaire national depuis près d’un siècle et occulte le racisme ordinaire qui cantonne les descendants d’esclaves au bas de la société. La victoire de l’ultraconservateur Bolsonaro peut être interprétée comme une réaction des classes dominantes face aux politiques progressistes du parti des travailleurs, qui visaient, entre autres, à favoriser la mobilité sociale des Afro-Brésiliens. À l’échelle internationale, l’émergence de l’Asie, de la Chine en particulier, bouscule le schéma Nord-Sud postcolonial, en offrant de nouvelles alliances et de nouveaux modèles aux pays d’Afrique et d’Amérique latine. Elle invite à interroger les asymétries Sud-Sud émergentes favorisées par des « partenariats » présentés comme « gagnant-gagnant ». Dans quelle mesure ces rapports entre ex-nations colonisées peuvent-ils, à leur tour, être qualifiés de « néocoloniaux » ?
- La part du néocolonialisme dans le développement
Par François Polet - Les luttes écologiques sont-elles « décoloniales » ?
Par Bernard Duterme - Trajectoire et perspectives du féminisme décolonial
Par Aurélie Leroy - Briser le mythe de la démocratie raciale : le défi décolonial brésilien
Par Laurent Delcourt - Chine et Sud global : une relation coloniale ?
Par Cédric Leterme