Lire l’interview de Bernard Duterme (CETRI) par Ludovic Dunod (RFI), reconstituée dans son intégralité à partir de l’enregistrement de l’émission « Géopolitique, le débat » de Radio France Internationale du 14 août 2020.
Version traduite en néerlandais (Vertaling : Walter Lotens, De Wereld Morgen) : Mondiaal toerisme en de pandemie.
Ludovic Dunod – RFI : Bernard Duterme, les analyses du CETRI qui ausculte les rapports Nord-Sud sont critiques par rapport à l’expansion du tourisme international. Dans un ouvrage récent, vous parlez très clairement d’une « domination touristique » à plusieurs égards. Vous soulignez notamment que les activités touristiques dépassent les capacités d’absorption de la planète, ne serait-ce qu’en raison des émissions de gaz à effet de serre produites par le secteur. La relance post-pandémie et le retour à la progression habituelle du tourisme ne vous rendent donc pas très optimiste.
Bernard Duterme – CETRI : En effet, l’expansion effrénée du tourisme international – qui croît d’environ 5% annuellement, sans discontinuer, depuis 7 décennies maintenant, hormis cette année bien sûr – hypothèque les capacités d’absorption écologique terrestre. Et cette expansion met au grand jour l’impossible généralisation du modèle touristique dans ses formes dominantes. Rappelons que moins d’une personne sur dix à l’échelle du monde (en réalité, 7% à 8% de l’humanité seulement) a accès au tourisme international aujourd’hui.
De facto, dans ses formes actuelles, le tourisme international participe activement à l’aggravation de la crise climatique. Malgré les quelques efforts consentis ces dernières années, son bilan carbone reste à la hausse. Il ne cesse de croître. Selon l’Organisation mondiale du tourisme (OMT) – dans ses chiffres portant sur l’année 2019 –, pratiquement 60% des déplacements touristiques se font par voie aérienne. La tendance est en progression constante depuis plusieurs décennies, sauf cette année évidemment.
Au-delà, c’est tout l’impact environnemental de l’expansion de l’industrie touristique qui pose problème, là où ses infrastructures s’implantent dans les pays du Sud, en termes de pressions sur les terres notamment, ou sur des ressources souvent rares – l’accès à l’eau potable notamment. Ce, sans même parler du passif environnemental désastreux du grand boom des croisières maritimes ces dernières années. Ces villes flottantes qui brûlent du carburant bien plus polluant que celui qu’on utilise sur terre et qui, comme vous le savez, produisent des quantités ingérables de déchets.
Au total, aux yeux du CETRI comme aux yeux de nombre d’observateurs critiques – dont l’OMT elle-même d’ailleurs, dans ses études les plus lucides –, il y a de fait incompatibilité structurelle entre l’expansion du tourisme international dans ses formes actuelles et le règlement de la crise climatique et écologique en cours.
Une éthique d’injonction à la dérégulation
Ludovic Dunod – RFI : Dès lors, comme vous l’écrivez dans une une tribune publiée par Le Monde le 4 juillet dernier, vous ne croyez pas au discours ou au souhait de l’OMT qui présente le tourisme comme un vecteur de développement durable ?
Bernard Duterme – CETRI : J’aimerais y croire. Mais encore une fois, dans ses formes actuelles, il n’en prend pas du tout le chemin. Rappelons que le concept de durabilité vise à la fois des objectifs de croissance économique, d’égalité sociale et de préservation environnementale. Or, là où l’Organisation mondiale du tourisme devrait encourager, si pas contraindre, les États-nationaux à réguler davantage le secteur pour en faire profiter l’ensemble des populations – comme « visiteuses » ou « visitées » – et pour en limiter les impacts écologiques, elle fait précisément le contraire, en dissuadant ces États d’entraver le tourisme avec ce genre de considérations, en les poussant explicitement à redoubler d’incitants fiscaux et d’assouplissements divers. Voyez ses derniers communiqués. Ou relisez le « code mondial d’éthique du tourisme » – qui date de 1999 mais dont une version actualisée a été ratifiée par l’OMT, les États-membres et les 450 plus grands tour-opérateurs en 2019. À côté des intentions louables qu’il affiche, ce code éthique est rempli d’injonctions à la dérégulation !
Ludovic Dunod – RFI : Bernard Duterme, dans les publications du CETRI, vous soulignez qu’au-delà des enjeux écologiques, il y a aussi de profondes inégalités dans le tourisme et que les pays du Sud, les pays en développement en particulier, ne profitent pas suffisamment des bénéfices générés par le secteur.
Bernard Duterme – CETRI : Oui, de fait, dans ses formes dominantes, le tourisme accroît les disparités Nord-Sud. De multiples façons. On n’a pas le temps ici de les passer toutes en revue, mais s’il est vrai que le secteur génère des infrastructures, des emplois et d’énormes bénéfices – l’industrie touristique constitue l’un des domaines les plus importants et les plus prolifiques de l’économie mondiale –, il produit également des coûts sociaux, des coûts environnementaux et des coûts culturels considérables. Et le tout est hélas réparti très inégalement. Les populations locales, dans les pays du Sud en particulier, souvent cantonnées à un rôle de décor humain, ne profitent qu’à la marge ou exceptionnellement des bienfaits du tourisme.
Comment expliquer sinon que l’essentiel des bénéfices échappent aux pays de destination ? D’autant plus lorsque ces derniers sont des pays pauvres du Sud. Comment expliquer que de dix euros dépensés par un touriste pour un séjour en Afrique subsaharienne par exemple, un, deux ou au mieux trois de ces euros restent sur place, d’après des chiffres de la CNUCED (Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement) et de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques) ? Comment expliquer encore – et là je me base sur le rapport de l’OMT pour l’année 2019, qui a mis ce résultat en exergue –, comment expliquer que le pays qui aujourd’hui profite le plus du tourisme international par habitant soit… le Grand-Duché de Luxembourg, je vous le donne en mille !? Paradis non pas touristique pourtant, mais paradis fiscal assurément.
Le tourisme international, dans ses formes actuelles, creuse les écarts, par l’extrême concentration des bénéfices et des profits sur laquelle il repose, mais aussi par les effets d’éviction d’activités vitales, de saturation des espaces, de vulnérabilisation des populations locales… qu’il crée sur place. En clair, là où le tourisme international s’implante, l’accès au logement, à la terre, à l’eau, à l’électricité pour les habitants de l’endroit, en particulier dans les pays du Sud, devient de plus en plus problématique, de plus en plus cher, de plus en plus compliqué. Surtout là où le rapport objectif entre visiteurs et visités est le plus asymétrique.
L’ « Indice de compétitivité touristique » du Forum de Davos
Ludovic Dunod – RFI : L’Organisation mondiale du tourisme, l’OMT, appelle aujourd’hui à une relance « responsable » des activités. Responsable sanitairement bien sûr, afin de relancer l’économie qui reste au centre des priorités. Vous me direz si vous partagez cette conception de la « responsabilité » touristique en matière de rapports Nord-Sud, mais pourriez-vous d’abord nous dire en quoi consiste cet outil peu connu du grand public qu’est l’Indice de compétitivité touristique du Forum de Davos, que vous évoquez dans certains de vos textes ?
Bernard Duterme – CETRI : J’y viens tout de suite. On aimerait croire que derrière ces appels à davantage de « responsabilité », de « durabilité » ou d’« éthique » dont se gargarisent l’OMT et les grands acteurs du tourisme, il y ait ces indispensables mesures de régulation publique qui réorganisent de fond en comble l’industrie touristique, sur base d’une répartition plus équitable des avantages (financiers, récréatifs…) et des inconvénients (sociaux, environnementaux…) que le secteur crée. Hélas, les déclarations récentes – de l’OMT en particulier – n’en prennent pas la forme.
Elles ont même plutôt tendance à s’aligner sur cet « Indice de compétitivité touristique » qui a été mis sur pied et est tenu à jour par le Forum économique de Davos. Il s’agit d’un indice qui classe environ 140 pays du Nord et du Sud selon leur « touristicité » (pour reprendre le vocabulaire utilisé), c’est-à-dire leur capacité d’attraction des investisseurs étrangers et, derrière, des charters de touristes. Je ne vous fais pas un dessin : les critères sur lesquels repose cet indice renvoient d’abord bien évidemment aux capacités d’accueil des États locaux, du Sud en particulier, en termes d’infrastructures et de sécurité des touristes, mais surtout ils encouragent explicitement ces mêmes pays du Sud au moins-disant fiscal, au moins-disant environnemental et au moins-disant social. L’indice du Forum de Davos constitue en soi un appel formel à la dérégulation, un incitant à la création de « zones franches », à la création d’« implants touristiques », affranchis de toute redevabilité fiscale, sociale ou environnementale, en pays pauvres.
Or, encore une fois, les préconisations de l’OMT aujourd’hui devraient prendre le sens exactement inverse, plutôt que de s’aligner sur les critères du Forum économique de Davos pour classer les pays en fonction de leur supposée « touristicité ».
Tourisme alternatif ou régulation politique
Ludovic Dunod – RFI : Dans les manières de voyager qui pourraient peut-être changer les choses, il y a par exemple le tourisme solidaire, qui se veut plus respectueux des gens et de l’environnement. Or, Bernard Duterme, dans le livre La domination touristique que vous avez dirigé, où il est aussi question de ces tourismes alternatifs, l’une des autrices du Sud perçoit également dans ces initiatives des présupposés néocoloniaux et certaines formes de domination.
Bernard Duterme – CETRI : Oui, les auteurs du Sud – d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine – publiés dans cet ouvrage collectif du CETRI et qui parlent en connaissance de cause, ne sont effectivement pas tendres avec le tourisme solidaire, le tourisme humanitaire, le tourisme prétendument éthique, etc., quelle que soit l’appellation affichée. Ce sont des tourismes remplis de bonnes intentions certes, mais qui la plupart du temps – selon les analyses qu’en dressent les coauteurs de ce livre – sont essentiellement le fait de petits groupes d’Occidentaux aisés, instruits au-delà de la moyenne, en quête de « voyages légitimes » et qui, forcément, méprisent le tourisme de masse.
Il s’agit donc d’initiatives par définition marginales et appelées à le rester, non généralisables, très situées socialement, autorégulées, et qui multiplient les labels alternatifs… en France comme en Belgique. Initiatives qui n’échappent d’ailleurs pas à une forte récupération commerciale de la tendance. Ni à leur dépendance, inévitable, aux grandes compagnies aériennes. Depuis plus de dix ans maintenant, on observe que la plupart des grands tour-opérateurs ont ajouté un volet éthique, responsable, durable… à leur catalogue, à côté de leur offre plus « conventionnelle », comble de cynisme.
Au mieux, selon les auteurs de ce livre collectif, ces initiatives constituent une micro-solution à un macro-problème. Et risquent de donner l’illusion à leurs adeptes – extrêmement minoritaires, voire élitistes ou exclusivistes… – que des choix de consommation personnels peuvent renverser l’ordre des choses, peuvent inverser la logique touristique telle qu’elle prévaut aujourd’hui et dont on vient d’évoquer trop rapidement les effets sociaux et environnementaux problématiques.
Ludovic Dunod – RFI : Les solutions que vous préconisez sont donc d’ordre politique. Vous appelez à davantage de régulation, à des règles internationales plus strictes. Mais vous ne voyez rien venir, c’est cela ?
Bernard Duterme – CETRI : Hélas oui, parce que au-delà des belles déclarations gorgées de nobles intentions, on n’a pas l’impression que les décisions de l’OMT ou des États-membres en prennent le chemin. Plus que jamais, on a besoin d’une « organisation mondiale du tourisme ». Bonne nouvelle, elle existe déjà. L’OMT en porte le nom. Mais là où celle-ci, pourtant consciente des problèmes et des déséquilibres évoqués ici, s’en tient à un rôle de promotion d’un tourisme qu’elle vend comme un vecteur de développement, de paix et d’échange harmonieux, elle devrait, à nos yeux, être investie d’un rôle de régulation, de contrôle, de limitation et de réagencement des flux, de répartition des coûts et des bénéfices sur un mode plus équitable. Défi gigantesque s’il en est, le secteur a besoin d’appareils de réglementation nationaux et supranationaux qui le rendent non seulement écologiquement viable, mais également profitable et accessible à toutes et à tous, au Nord comme au Sud. Car, ne l’oublions pas, le droit à la mobilité récréative, le droit au repos, le droit de quitter son territoire et d’y revenir… apparaissent noir sur blanc dans la Déclaration universelle des droits humains.