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Écologie et justice sociale : responsabiliser sans diviser ?

La dégradation du climat et de l’environnement est-elle le seul fait de l’homme blanc occidental, chrétien et hétérosexuel, qui aurait, décennie après décennie poussé à l’industrialisation et au consumérisme effrénés et ainsi ruiné la planète et les autres peuples qui l’habitent ? Cette affirmation, qui se répand dans certains discours, doit être mise en perspective et, surtout, nuancée.

La carte blanche de François Polet et Jérôme Bindelle, dans Le Soir.
Version complète de l’article téléchargeable ci-dessous.

« La dégradation de l’habitabilité de la terre n’est pas le fait de l’humanité mais de l’homme “occidental” blanc, chrétien, hétérosexuel. » Cette affirmation, prononcée il y a deux semaines dans le cadre d’un cours universitaire sur l’anthropocène pour des étudiant·es de première année, a suscité un début de controverse dans l’espace francophone belge. Il faut pourtant admettre qu’elle renvoie à une réalité décrite par les historien·nes : l’incorporation progressive via la colonisation de l’ensemble des régions du monde à l’économie capitaliste, dont le centre était l’Europe, avec comme corollaire la mise en exploitation des ressources naturelles, mais aussi des femmes et des hommes de ces territoires, au service d’une accumulation financière illimitée.

À partir du début du 19e siècle, la révolution industrielle décuple ces processus d’extraction, augmentant la transformation des habitats naturels au détriment de la biodiversité, perturbant significativement les cycles de l’eau et des nutriments et s’accompagnant d’émissions croissantes de gaz à effet de serre. Leur accumulation dans l’atmosphère durant deux siècles est désormais responsable de perturbations climatiques globales dont les effets sont outrancièrement ressentis par les groupes sociaux vulnérables, qui sont très majoritairement situés au Sud. Les personnes qui ont le moins profité du système productiviste supporteront l’essentiel de ses conséquences écologiques (et vice-versa) – sous la forme d’inondations, de perte de fertilité des sols, de sécheresse, de montée des eaux. L’idée de « responsabilité historique » des pays industriels du Nord dans le franchissement des limites planétaires, à laquelle tiennent tant les pays en développement depuis le Sommet de Rio en 1992, s’adosse à cette réalité largement documentée.

La formulation privilégiée véhicule cependant une série d’idées dont la validité historique est plus contestable. Ce n’est pas seulement un modèle économique (productiviste, capitaliste, consumériste…), ou même une classe sociale (bourgeois, actionnaires, gros consommateurs), qui est mis en accusation, mais une série d’identités – blanc, homme, chrétien, hétérosexuel. Les terrils et friches industrielles proches du campus du Sart Tilman rappellent pourtant que l’expérience du capitalisme vécue par l’homme blanc, femmes et enfants compris, au moment de l’expansion impériale européenne est celle de la spoliation (les enclosures) et de la surexploitation (au fond de la mine ou dans les aciéries) davantage que celle de l’aventure coloniale ou de l’épopée industrielle. Le rapport de la religion chrétienne au capitalisme mondialisé est lui aussi ambivalent : certes une certaine éthique protestante a pu contribuer à la diffusion de l’esprit capitaliste, certes l’Eglise catholique a participé à la légitimation de la colonisation, mais les idées telles que le rationalisme, l’utilitarisme ou l’intérêt sur prêt dont l’épanouissement est au cœur de la révolution industrielle ont été durant des siècles âprement combattues par les institutions religieuses.

La dangereuse pente de l’essentialisation

Également gênante est cette tendance à envisager le reste du monde comme passivement soumis à l’action de l’Occident. Or, les processus de modernisation économiques et politique postcoloniaux furent dans bien des régions le fait d’élites locales – le capitalisme a été « importé » ou « sélectivement approprié » parfois autant qu’« imposé » de l’extérieur. Cela est d’autant plus vrai à une époque où le centre du capitalisme mondial est occupé à basculer vers l’Asie. Ce sont bien les décisions stratégiques prises au milieu des années 1980 par Deng Xiaoping pour attirer les investisseurs occidentaux qui ont fait de la Chine, trente ans plus tard, la première machine à exploiter les ressources naturelles africaines et sud-américaines, pour le bonheur des consommateurs occidentaux, mais aussi d’une classe moyenne asiatique dont l’empreinte écologique rivalise désormais avec ceux-là. N’y a-t-il pas finalement une forme de prétention impériale inversée à vouloir se présenter comme l’agent unique, mais désormais maléfique, des mutations économiques des civilisations extra-européennes ? Le « tout est grâce à nous » est devenu « tout est de notre faute », mais nous continuerions à nous considérer au centre du jeu.

Néanmoins le principal problème de ce genre de proposition réside dans la conception philosophique et politique de la vie collective qui la sous-tend. Face à un enjeu commun existentiel, elle débouche sur la fragmentation de la société en une multitude de groupes constitués sur base de critères identitaires, dont les légitimités respectives sont tributaires du comportement passé ou actuel d’une partie de leurs membres. Elle déplace le débat sur ce que les gens sont (blancs ou pas, chrétiens ou pas, etc.) plutôt que sur ce qu’ils font (contribuer ou non au désastre écologique et aux systèmes de domination qui le rendent possible). Le choix de l’article défini (« L’homme blanc ») renforce l’idée que l’ensemble des hommes blancs auraient agi « comme un seul homme » pour dévaster la planète. Bref, derrière une intention louable, dont nous partageons la visée, ce type de formulation nous emmène sur la dangereuse pente de l’essentialisation. Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde.

Fédérer les luttes

A l’heure où le nombre des victimes des perturbations environnementales croît exponentiellement, il est fondamental de fédérer les luttes et d’élargir le socle social favorable au projet politique de transformation radicale de nos modes de consommation et au soutien aux victimes, notamment dans la solidarité avec les migrants climatiques. Nous vivons une époque où ce projet politique est porté majoritairement par une gauche qui voit l’adhésion des classes populaires à sa cause s’effriter, tentées par les discours lepénistes et trumpistes assimilant tout changement à de « l’écologie punitive ». Nous vivons également une époque où la défiance vis-à-vis du monde scientifique va croissant. Dès lors, s’il est effectivement important, au cœur des universités, de ne pas occulter les responsabilités tant historiques qu’actuelles d’une partie de l’humanité dans la dégradation de l’environnement, peut-on se permettre, sachant qu’une variable majeure déterminant l’empreinte carbone est le revenu, de tenir des discours menant à la stigmatisation de groupes entiers sur base de la couleur de peau, du genre ou de l’orientation sexuelle ?

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Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.