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Durcissement autoritaire aux Philippines, sur fond de pandémie

Entretien avec Jam Caylan, du mouvement de défense de la population rurale pauvre de l’île de Mindanao (Philippines), Kiloska.

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Jam Ann Caylan, from advocacy organisation KilosKa (Mindanao, Philippines)

CETRI : Où en êtes-vous actuellement aux Philippines dans la gestion de l’épidémie ?

JC : Ici à Iligan City (Mindanao), la situation est aujourd’hui moins problématique qu’à Manille. La plupart des activités ont pu reprendre. Il y a encore des restrictions dans les déplacements vers la province de Davao qui a un des taux de contamination les plus élevés du pays, mais sinon les choses reviennent progressivement à la normale. Mais il y a quelques semaines, durant le confinement, c’était vraiment très dur. Par ici, la plupart des gens sont payés à la journée et s’ils ne travaillent pas, ils ne sont pas payés. Ils n’ont rien de côté. Il y a aussi eu de gros problèmes de corruption. Par exemple avec les distributions de denrées alimentaires qui étaient largement surfacturées. Il y avait vraiment une corruption rampante d’autant plus révoltante pour les gens que nous étions en pleine crise sanitaire.

CETRI : Quel est le bilan sanitaire ?

JC : Les Philippines ont la chance d’être un archipel, ce qui signifie qu’en théorie un virus comme le covid y circule plus difficilement d’une région à l’autre. Le premier mort du covid a été enregistré le 1er février 2020. C’était aussi le premier décès enregistré en dehors de la Chine. Pourtant, bien que le gouvernement ait annoncé l’interdiction temporaire des voyages à destination et en provenance de la Chine le 2 février, des rapports ont montré qu’il y avait toujours des vols, le gouvernement ayant mis plus d’un mois avant d’interdire totalement les voyages internationaux. Essentiellement parce que le président Duterte et le Ministère de la Santé ne voulaient pas « froisser » un pays avec lequel il développe des relations de plus en plus étroites. Une partie importante des fonds pour son programme d’infrastructure « Build, build, build » (construire, construire, construire) proviennent ainsi de la Chine.
Cela n’a pas empêché certaines villes ou régions de prendre des mesures plus tôt. Dans les Visayas, par exemple, les voyages avec Wuhan ont été interdits dès la confirmation du premier cas fin janvier. Mais c’est quand même l’État qui avait les principaux outils en main, et comme il a tardé à agir, la situation s’est vite détériorée .
Nous sommes ainsi aujourd’hui le 3e pays d’Asie du Sud-Est en termes de nombre d’infections, le 2e en termes de mortalité et le dernier en termes de guérison. Et encore, beaucoup soupçonnent que les chiffres officiels sont truqués. Des recherches indépendantes de la part d’universités, par exemple, ont régulièrement abouti à des décalages avec les chiffres publiés par le ministère de la santé.

CETRI : Selon toi, ces mauvais résultats s’expliquent surtout parce que la réponse a tardé à venir ou parce que le pays était vulnérable, notamment du point de vue des infrastructures médicales ?

JC : Les deux. Il y a effectivement un problème d’infrastructure qui n’est pas nouveau. Par exemple, les Philippines n’ont pas été en mesure de déployer un dépistage massif faute de moyens et d’installations en suffisance. Au début de l’épidémie, les premiers tests ont dû être envoyés en Australie pour obtenir les résultats. Même les espaces de quarantaine pour les malades n’étaient pas adaptés. Il y a aussi le problème du coût des soins de santé. Une hospitalisation pour traiter le covid a pu aller jusqu’à 3 millions de pesos. Une somme folle ! Les autorités prétendent que l’assurance-maladie nationale va couvrir ces frais, mais ce n’est pas sûr. On a donc une situation un peu confuse avec énormément de cas et trop peu de personnel soignant, qui manque en plus d’équipement et de moyens et qui n’obtiennent pas l’aide qu’ils réclament ou en tout cas, pas assez vite. Ce qui a entraîné de nombreux décès parmi les travailleurs de la santé.
C’est le deuxième problème. La réponse gouvernementale n’a pas été à la hauteur. D’abord, je l’ai dit, elle est arrivée trop tard. En partie pour ne pas se brouiller avec la Chine. En partie, pour ne pas reconnaître la gravité de la situation et admettre notre niveau d’impréparation. Le gouvernement continue par exemple de nier l’importance d’un dépistage massif. Mais c’est simplement pour ne pas reconnaître que nous n’avons pas assez de tests. Pourtant, la population réclame des tests depuis le début. Et en attendant, ce sont les communautés indigènes et plus largement les communautés les plus pauvres qui sont les principales victimes du virus. Même quand elles sont testées, elles doivent souvent attendre si longtemps avant d’avoir les résultats qu’elles meurent entre-temps.
Ensuite, les mesures adoptées ont été insuffisantes ou contradictoires. Par exemple, un problème s’est posé avec le programme « Balik Probinsya, Bagong Pag-asa » (littéralement : « Retour en province, Nouvel espoir »), un programme destiné à permettre aux migrants internes de retourner dans leur région d’origine aux frais de l’État. Ce programme s’est poursuivi malgré l’épidémie et il a été un vecteur clé de la diffusion de la maladie dans le pays, notamment parce que sa mise en œuvre s’est faite de façon chaotique, sans concertation avec les autorités locales, etc. Beaucoup de villes se sont plaintes de devoir accueillir ces personnes malgré le confinement, sans qu’elles aient été testées au préalable et sans disposer d’infrastructure pour les prendre en charge à leur arrivée, notamment parce qu’elles n’avaient pas été prévenues de leur arrivée.
De la même manière, les travailleurs expatriés ont été autorisés à revenir, notamment parce que beaucoup ont perdu leur emploi à l’étranger. Mais leur gestion aussi a été chaotique. Beaucoup d’entre eux se sont par exemple retrouvés coincés à l’aéroport de Manille sans pouvoir rejoindre leur région d’origine, parce que leur vol avait été annulé et ils ont dû dormir dans la rue devant l’aéroport durant plusieurs jours. D’autres n’ont pas pu embarquer sur les bateaux qui devaient les ramener chez eux parce que les exigences légales avaient tout d’un coup changé et ils se sont également retrouvés à dormir près de la jetée sous la tempête.
Et puis il y aussi eu beaucoup d’injustices. Par exemple, il n’y avait pas assez de tests pour tout le monde, y compris pour le personnel hospitalier de première ligne, mais par contre les riches et les personnalités connues n’avaient aucun problème pour se faire tester, même plusieurs fois. Autre exemple, le chef de la police de la région de la capitale nationale a organisé une fête en plein confinement et il s’est en même vanté sur les réseaux sociaux. Devant le tollé, les posts ont été supprimés, mais ça montrait bien le deux poids deux mesures et l’hypocrisie du pouvoir. D’autant que le président a refusé de le condamner, en expliquant que ce n’était pas sa faute si des gens étaient venus faire la fête chez lui. Et ça n’est pas un cas isolé. Beaucoup de dirigeants et de figures publiques ont ouvertement violé les règles sans en être inquiétés.

CETRI : Justement, en quoi consistaient ces règles exactement, et plus largement peux-tu détailler un peu plus la réponse du gouvernement ?

JC : Comme dans d’autres pays, la principale réponse du gouvernement a consisté à imposer un confinement strict à la population, peu après avoir fermé le pays aux voyages internationaux. Concrètement, les transports publics ont été fermés, ainsi que les écoles, les salles de sport, les églises, les entreprises, etc. Seuls les commerces essentiels, les agences bancaires et les bureaux gouvernementaux ont pu rester ouverts. Tout le monde était obligé de rester chez soi, avec interdiction de sortie, sauf pour des motifs essentiels.
Pour faire respecter ces mesures, le gouvernement a fait passer une loi en mars (« The Bayanihan to Heal as One Act ») octroyant au président des pouvoirs supplémentaires. Violer les règles de confinement et les mesures sanitaires est ainsi devenu passible de prison et des check points ont été érigés un peu partout. Au point où il y a eu plus de personnes qui se sont retrouvées en prison que de personnes ayant reçu une aide de la part du gouvernement. Plus de 100 000 personnes ont été enfermées pour avoir violé les règles du confinement . Ce qui a aussi permis au gouvernement d’enfermer et de réprimer encore plus facilement des opposants politiques.
En parallèle, le gouvernement a également obtenu des « pouvoirs d’urgence » pour lui permettre de débloquer des fonds publics et aussi d’emprunter à l’étranger, à la Chine en particulier, pour faire face aux dépenses entraînées par la gestion de l’épidémie. On parle de mille milliards de pesos déjà empruntés, mais sans transparence de la part du gouvernement sur les sommes et leur affectation. Par exemple, il y a eu un programme « d’amélioration » (« Social Amelioration Program ») visant à octroyer aux Philippins les plus durement touchés par le confinement une aide de 6000 pesos, mais ils n’ont pas été en mesure de la distribuer à tous ceux qui pouvaient en bénéficier. Une deuxième tranche devait arriver avec l’extension du confinement, mais à présent ils n’ont plus d’argent. Donc à la place ils ont décidé de lever le confinement dans certains endroits pour permettre aux gens de retourner travailler pour qu’ils n’aient plus besoin de recevoir cette aide.

CETRI : Il n’y a pas eu d’autres mesures sociales à part ce versement ponctuel ? Notamment vis-à-vis des sans-abris ou des travailleurs informels ?

JC : Non, c’est à peu près tout ce qu’ils ont fait de ce point de vue. Dès le début, les policiers arrêtaient les personnes qui n’avaient pas le choix de violer le confinement, même les sans-abris ! Et le gouvernement ne faisait rien pour s’occuper de leur situation. Ce sont uniquement des initiatives privées qui ont essayé de faire quelque chose. Des groupes humanitaires, des célébrités qui ont levé des fonds. Puis, le gouvernement a fini par être gêné et il a voulu agir, mais le département des affaires sociales était si monopolisé par le programme « d’amélioration » qu’il a délaissé tout le reste. Ça reste donc un problème jusqu’à maintenant. La seule réponse sociale du gouvernement a été ce programme « d’amélioration », mais qui n’était qu’une solution sparadrap pour permettre aux gens de s’acheter un minimum de nourriture. Et même dans ce cadre, des personnes ont attrapé la maladie en faisant la file pour obtenir cette aide. Il n’y avait aucune réflexion de la part du gouvernement sur la façon d’organiser les distributions de façon sécurisée. Parfois, les gens ont dû faire la file des heures, ou revenir plusieurs jours d’affilé. Et pour beaucoup, cette aide était une absolue nécessité. 7 millions de personnes sont actuellement sans emploi dans le pays, dont une grosse partie en raison de la pandémie. Les conducteurs de « jeepney » par exemple ont été une catégorie particulièrement touchée par les mesures de confinement. Pour la plupart, s’ils ne peuvent pas rouler, ils n’ont pas de revenus et presque aucun n’a de l’argent de côté.

CETRI : Est-ce qu’il y a eu des critiques, des mobilisations ?

JC : La réaction gouvernementale a été beaucoup critiquée, par des individus et des organisations, notamment sur les réseaux sociaux. Ce qui est souvent une manière efficace, voire la seule manière de faire réagir le président. Le ministre de la santé a été particulièrement visé, avec énormément de personnes et même des sénateurs qui ont demandé sa démission, mais Duterte s’est contenté de lui « pardonner » et d’affirmer que personne d’autre que lui ne pouvait faire ce travail de toute façon.
En parallèle, il y a aussi eu beaucoup de manifestations malgré le confinement. La plupart organisées par des groupes ou des partis liés à l’opposition, en particulier pour dénoncer et s’opposer à la nouvelle loi anti-terroriste (cf infra). Mais d’autres ont été plus spontanées, avec par exemple des manifestations d’étudiants que des passants ont rejointes au fur et à mesure, simplement parce qu’ils n’en pouvaient plus de la situation ou parce qu’ils étaient excédés par l’hypocrisie et les contradictions du pouvoir. Il y a également eu des manifestations de conducteurs de jeepney pour pouvoir recommencer à rouler et pour s’opposer aux projets gouvernementaux de se débarrasser des jeepney traditionnels pour les remplacer par des jeepney en provenance de Chine qui seraient beaucoup plus chers (2 millions de pesos). Un vieux projet que le gouvernement a décidé de remettre à l’avant-plan en utilisant la pandémie comme excuse.

CETRI : Comment les autorités réagissaient-elles à ces mobilisations ?

JC : En général, les participants à ces mobilisations s’assuraient de respecter les mesures de distanciation sociale et plus généralement les règles sanitaires pour éviter d’être arrêté. Mais la police était de toute façon toujours présente en force, en habit de combat, interpellant des personnes à leur guise. Récemment, une douzaine de jeunes se sont faits arrêtés ici, à Iligan, simplement parce qu’ils étaient sortis pour aller manifester, alors que se rendre au marché est autorisé. Huit autres manifestants ont également été arrêtés à Cebu et finalement relâchés parce qu’il n’avait pas commis d’infraction. Un groupe de dix travailleurs humanitaires distribuant de la nourriture à des sans-abris à Marikina a également été arrêté par le même chef de police qui avait organisé une fête d’anniversaire. Et au moins 20 manifestants de la Fierté gaie ont été arrêtés puis libérés parce qu’ils n’avaient rien fait de mal. En gros, à chaque manifestation, des personnes se font arrêter, c’est systématique, même sans violation claire des règles en vigueur.
En réaction, les manifestants essayent de jouer avec le pouvoir et ses contradictions. Par exemple, après la polémique autour du chef de la police qui a organisé une fête en plein confinement, les manifestants ont commencé à affirmer que leurs rassemblements n’étaient aussi que des fêtes d’anniversaire et que personne ne pouvait donc y être arrêté avant que ce chef de la police ne soit lui-même inquiété. De la même façon, chaque fois qu’ils arrêtent quelqu’un pour une violation des règles sanitaires, on peut leur citer les noms des personnalités publiques qu’ils devraient également interpeller pour les mêmes raisons.

CETRI : Tu as évoqué une nouvelle loi antiterroriste, est-ce que tu peux nous en dire plus ?

JC : Cette loi vient remplacer la précédente loi anti-terroriste qui datait de 2007 (Human security act) et que des sénateurs considéraient comme « obsolète ». Ils affirmaient notamment qu’elle ne donnait pas suffisamment de moyens aux policiers pour attraper les terroristes, voire qu’elle leur imposait des contraintes inutiles. Donc cette nouvelle loi vise officiellement à faciliter le travail des policiers en charge de lutter contre le terrorisme. Le problème fondamental étant évidemment que la notion même de « terrorisme » telle que définie par la loi est extrêmement large. Elle inclut « tout acte qui pourrait être associé à des crimes de droit commun comme la proposition, la menace, l’incitation, la conspiration et même la simple appartenance à une organisation qui peut causer la mort ou des blessures corporelles graves à des personnes ». Or, « en vertu de la loi, les personnes qui proposent, incitent, conspirent et participent à la planification, à la formation et à la facilitation d’une infraction à la loi, ainsi que celles qui fournissent un soutien aux « terroristes » tels que définis par la loi, ou qui recrutent des membres d’une « organisation terroriste », peuvent être condamnées à la prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle » .
On le voit, bon nombre de ces actes de « terrorisme » peuvent s’appliquer à de simples manifestations ou à des opposants. Or, le ciblage des « rouges » est justement de plus en plus répandu dans le pays, non seulement dans la police, mais aussi chez les militaires qui traitent tous les opposants comme des membres de groupes de gauche radicale . Et c’est alarmant parce qu’en gros ils considèrent ces groupes comme des terroristes, et ils viennent d’officialiser ça à travers cette loi. Une simple manifestation, un simple post sur facebook, tout ça peut maintenant être considéré comme des activités qui incitent au terrorisme. Cela participe d’une polarisation et d’une radicalisation plus générale de la société, avec de plus en plus d’individus qui n’hésitent pas à qualifier de simples manifestants de terroristes. Bien sûr, ils disent qu’on n’a rien à craindre si on n’est pas un terroriste. Mais en fait ça revient à dire qu’on n’a rien à craindre si on ne se plaint pas, si on ne critique pas le gouvernement. Les groupes de défense des droits humains et de nombreux avocats considèrent ainsi que cette loi va durement affecter la capacité des citoyens à pouvoir parler librement. On peut donc y voir un moyen pour Duterte de se maintenir au pouvoir. Un sénateur a notamment laissé échapper récemment qu’avec cette loi il n’y avait même plus besoin de déclarer la loi martiale . Or, ce besoin de contrôler la population se fait d’autant plus pressant que les autorités ont peur que leur gestion désastreuse de la pandémie ne mène à des soulèvements ou à des émeutes. Il s’agit donc d’anticiper cette menace en se dotant des moyens d’agir préventivement. Un autre aspect de cette loi concerne la possibilité donnée à un comité nommé par le gouvernement de déterminer la liste des suspects ou des organisations terroristes. Si vous vous trouvez sur cette liste, vous pouvez être détenu pendant 14 à 24 jours sans obligation pour les agents de vous présenter à un juge pour qu’il évalue si vous a été soumis à des tortures physiques, morales ou psychologiques. Dans ce contexte, des avocats soucieux des libertés civiles aux Philippines ont lancé une campagne utilisant l’expression #LawyersAllRise pour les personnes qui sont arrêtées et qui ont des problèmes avec les forces de police ou qui font face à des violations des droits de l’homme en rapport avec la loi antiterroriste.

CETRI : Il y a aussi eu des attaques contre certains médias, non ?

JC : Oui, la plus importante chaîne de diffusion du pays (ABS-CBN) a dû fermer durant la pandémie. Officiellement, parce que sa licence a expiré. Pourtant, le groupe avait demandé son renouvellement dès 2014, mais les autorités ont laissé traîner le dossier . En réalité, le président l’avait prise en grippe depuis longtemps parce qu’il s’agissait d’une chaîne très critique à son égard. En outre, en 2016, elle n’avait pas diffusé un clip de campagne de Duterte avant la fin du délai légal de diffusion de ce type de publicité politique, et elle n’avait pas non plus remboursé entièrement le Président (elle l’a fait finalement mais Duterte a refusé le remboursement), une décision qui lui avait valu les foudres du président. D’autres chaînes (payantes) du groupe restent accessibles, mais la principale chaîne à laquelle avait accès l’ensemble de la population a dû fermé, ce qui constitue une sérieuse atteinte au pluralisme des médias et à la capacité pour le public d’avoir accès à un discours critique. Plus de deux millions de personnes ont ainsi perdu leur principale source d’information du jour au lendemain.
En parallèle, des journalistes ont également été ciblés pour leur franc-parler. Il y a notamment eu le procès très médiatique de la journaliste Maria Ressa, qui a longtemps travaillé pour CNN Philippines avant de prendre la direction de « Rappler », un des médias en ligne les plus critiques à l’encontre du gouvernement Duterte. Officiellement, Ressa a été poursuivie – et condamnée à 6 ans de prison ! – pour diffamation en ligne (« cyberlibel »), mais peu de gens étaient dupes des motivations politiques derrière ce procès. Donc oui, il y a aussi un durcissement des attaques contre la presse critique qui est également inquiétant.

CETRI : Et malgré tout, Duterte reste populaire ?

JC : C’est dur à dire. De plus en plus de personnes semblent réaliser à quel point il est toxique et corrompu, mais son taux de popularité reste très élevé (autour de 70%, selon des chiffres de décembre 2019). Au point où on se demande si ces sondages ne sont pas truqués. D’autant qu’ils émanent tous d’une source unique, « Pulse Asia », que l’on nomme « False Asia ». Partout où l’on va, on rencontre des personnes qui s’opposent au président. Si vous allez sur les réseaux sociaux, vous trouverez plus de personnes qui le soutiennent et qui attaquent ses opposants, mais on sait qu’ils ont recours à des fermes à troll. Cela dit, tous ne sont pas des trolls. Beaucoup le soutiennent sincèrement et il faut arriver à comprendre pourquoi.

CETRI : Quel a été l’impact de la pandémie sur les paysans que vous soutenez avec Kilos Ka ?

JC : Étonnamment, pour beaucoup de petits paysans, le confinement a été plutôt bénéfique parce que l’État s’est tourné vers eux pour acheter de la nourriture à redistribuer à la population. C’est d’ailleurs assez ironique, parce que nous nous luttons depuis plus de deux ans contre la loi de tarification du riz qui a notamment libéralisé les importations de riz avec des conséquences désastreuses pour les producteurs locaux – environ 250 000 fermiers ont cessé de cultiver du riz à cause de cette loi. Or, au début de l’épidémie, le Vietnam a annoncé qu’il suspendait ses exportations de riz, ce qui a plongé les dirigeants en pleine panique puisque les Philippines importent désormais énormément de riz de l’étranger, et notamment du Vietnam. Soit exactement ce que nous dénoncions comme risques liés au passage de cette loi…
D’autres paysans ont aussi souligné que ça avait été plus facile pour eux de promouvoir l’agriculture bio durant le confinement, puisque les gens étaient plus réceptifs aux arguments en faveur d’une meilleure qualité de nourriture, d’une meilleure résilience des sols, d’une meilleure autonomie alimentaire. Même en milieu urbain, beaucoup de Philippins ont commencé à cultiver chez eux pour essayer d’être plus autonomes, et parce qu’ils avaient plus de temps à y consacrer.
Évidemment, pour d’autres ça a été plus compliqué et certains paysans se sont retrouvés au contraire avec des invendus qui ont fini par pourrir. Mais pour la plupart, les récoltes ont été achetées que ce soit par l’État ou encore par des initiatives caritatives, par exemple des cuisines communautaires qui se tournaient aussi vers les producteurs locaux pour se fournir en produits alimentaires. Après, bien qu’en théorie les fermiers et les pêcheurs pouvaient continuer de travailler, les personnes de plus de 50 ans par contre ne pouvaient pas sortir. Or, la plupart des paysans sont plus âgés que 50 ans et donc ils ne pouvaient pas légalement aller travailler. Il y a bien eu des annonces de soutien de la part du gouvernement, mais leurs modalités ne sont pas claires. Donc nous essayons au moins d’aider les paysans à obtenir les bonnes informations.

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