La présente chronique poursuit trois objectifs : 1) rappeler ce que fut le socialisme à ses heures de gloire et les raisons de son succès ; 2) comprendre les raisons de sa crise, et plus largement, celle de la gauche ; 3) formuler une proposition pour lui donner un nouveau sens, qui soit adapté à la réalité sociale, politique, économique et culturelle de notre époque.
L’efficacité d’un mouvement social et politique, quel qu’il soit, dépend beaucoup du courage, de l’audace, de la conviction de ses militants, et de leur disposition à se sacrifier pour « la Cause », c’est-à-dire de leur « engagement militant ». Cela est vrai, mais ce n’est pas suffisant. Pour que leur compromis militant se maintienne fermement dans le temps, il doit avoir un sens pour eux. Un sens aux deux sens du terme : une signification (pourquoi lutter ?) et une orientation (comment lutter ?). Ceux qui ont la responsabilité de leur proposer ce sens sont les dirigeants du mouvement, inspirés par les analyses et les propositions de ses idéologues (les « intellectuels organiques »).
Selon ce que j’ai appris de la sociologie de l’action collective conflictuelle, pour qu’un mouvement social soit efficace et durable, les militants, les dirigeants et les idéologues doivent collaborer entre eux pour donner des réponses pertinentes à quelques questions essentielles :
a- Qui sommes-nous ?
b- Comment sommes-nous dominés ?
c- Contre qui luttons-nous ?
d- Au nom de quoi revendiquons-nous ?
e- Quelles sont nos méthodes de lutte ?
1- Pourquoi le socialisme d’hier a-t-il eu tellement de succès ?
En effet, le socialisme d’hier, adversaire du capitalisme industriel et national, a su être très efficace : il a obtenu l’amélioration effective des conditions matérielles, sociales et culturelles de vie des travailleurs et de leurs familles, et finalement, de l’ensemble des populations, du moins dans les pays industrialisés. Comment a-t-il fait ? Dans la pratique concrète de ses luttes, les acteurs du socialisme d’hier ont su trouver des réponses aux cinq questions ci-dessus, parfaitement adaptées aux relations existantes entre les classes sociales d’alors. Rappelons, très brièvement, quelles furent ces réponses.
a- Qui sommes-nous ?
Les socialistes avaient une identité fière et reconnue : celle des travailleurs des entreprises capitalistes industrielles – les ouvriers, les prolétaires, mais aussi (plus tard), les employés de tous les niveaux de la hiérarchie –, ceux qui, par leur travail, produisaient la plus grande partie de la richesse économique.
b- Comment sommes-nous dominés ?
Ces travailleurs étaient dépendants de la classe des capitalistes parce qu’ils ne possédaient pas de moyens de production. Pour toucher un salaire, ils devaient donc vendre leur force de travail à des patrons qui fixaient les conditions auxquelles ils étaient disposés à l’acheter. Une de ces conditions était qu’ils devraient produire des biens et des services dont la valeur marchande serait supérieure à celle de leur salaire. Ce qui signifiait concrètement qu’ils devaient travailler gratuitement pendant une partie de leur journée de travail. Avec la valeur marchande qu’ils réalisaient sur les marchés, les patrons pouvaient couvrir tous leurs coûts : les salaires qu’ils payaient à leur personnel + les autres frais de production + l’amortissement de leur matériel + une plus-value avec laquelle ils s’enrichissaient, eux et leurs actionnaires.
c- Contre qui luttons-nous ?
Évidemment, l’adversaire de ces travailleurs était la classe des capitalistes, la bourgeoisie : elle était le propriétaire privé des moyens de production, grâce auxquels elle exploitait la force de travail.
d- Au nom de quoi revendiquons-nous ?
Les socialistes exigeaient de meilleures conditions de travail : la hausse des salaires et la réduction du temps de travail ; l’assurance contre les maladies et les accidents de travail et contre l’invalidité ; les allocations familiales ; les indemnités de chômage ; les pécules de vacances et une pension décente pour achever paisiblement leur vie.
Ces revendications étaient culturellement légitimes dans un monde où tous croyaient au Progrès (défini comme l’amélioration constante des conditions matérielles et sociales de vie, grâce à la maîtrise des ressources naturelles par le travail, la science et la technique).
e- Quelles sont nos méthodes de lutte ?
Après plusieurs décennies de lutte, le mouvement ouvrier obtint le droit de former des syndicats et de recourir à la grève. En outre, avec l’élargissement progressif de la démocratie parlementaire représentative, les socialistes obtinrent aussi le suffrage universel, d’abord pour les hommes, puis aussi pour les femmes. Dès lors, les partis politiques solidaires de la classe ouvrière purent exercer un meilleur contrôle sur les États nationaux et, par leur intermédiaire, sur la bourgeoisie. Ainsi, les victoires du mouvement ouvrier furent coulées dans des lois.
Les cinq réponses rappelées ci-dessus surent donner au socialisme un sens adapté à la réalité d’alors : une orientation de la lutte des travailleurs dans les rapports de classes du capitalisme industriel, et une signification légitime dans un monde qui croyait au Progrès. Cette parfaite adaptation est ce qui explique l’apport décisif du mouvement ouvrier et socialiste au bien-être matériel et social qui résulta de l’État-providence, au moins dans les sociétés industrielles.
2- Comment expliquer la crise du socialisme d’hier ?
Deux changements essentiels se sont produits durant le dernier tiers ou quart du XXe siècle :
— Le premier est la mutation du capitalisme lui-même : il est entré dans un nouvel âge, en passant du capitalisme industriel national régulé par les États, au capitalisme néolibéral (commercial et financier), mondialisé et dérégulé.
— Le second est la mutation de la culture régnante : les sociétés modernes sont passées d’une culture du Progrès technique et matériel, à une culture de l’Individu qui veut vivre heureux, se sentir libre, vivre en sécurité dans un monde social et naturel ; qui entend bien décider de son avenir et se réaliser comme Sujet de lui-même et acteur autonome de son existence personnelle, et qui rejette toute forme de discrimination (sociale, de genre, ethnique, sexuelle, etc.)
Ces deux changements sont étroitement liés entre eux : ils se sont engendrés réciproquement et ont provoqué d’innombrables conséquences dans tous les domaines de la vie sociale et dans le monde entier. Comme nous allons le voir maintenant, une des conséquences de ces changements – celle qui nous intéresse ici – est qu’ils ont enlevé toute pertinence et rendu caduques les cinq réponses que le socialisme avait données aux cinq questions rappelées ci-dessus, ce qui explique la crise profonde qu’il traverse. Voyons cela de plus près.
a- Qui sommes-nous ?
La mutation du capitalisme a changé radicalement le mode de production et d’appropriation de la richesse économique. Plus précisément, les deux classes sociales, dont les relations ont fait fonctionner le capitalisme industriel (le prolétariat qui produisait cette richesse et la bourgeoisie qui se l’appropriait et la gérait) ne sont plus les deux « personnages centraux » qui font fonctionner aujourd’hui le capitalisme néolibéral. En deux ou trois décennies de bouleversements technologiques et organisationnels, ces deux classes ont été remplacées par deux nouvelles. D’une part, nous avons les grands commerçants et les grands spéculateurs financiers, qui s’enrichissent outrageusement en s’appropriant de la richesse économique, et qui forment une nouvelle classe dominante ; d’autre part, nous avons une classe dominée formée par des citoyens consommateurs manipulés, qui doivent aller travailler tous les jours pour payer les biens et les services dont ils croient avoir impérieusement besoin, et pour payer les dettes qu’ils ont contractées pour se les procurer. Le lieu stratégique des relations entre ces deux classes s’est déplacé de la sphère de la production à celle de la consommation et de la finance : autrement dit, de l’usine à la galerie commerciale.
Par ailleurs, la mutation de la culture a fait surgir les revendications de plusieurs nouveaux acteurs collectifs. Bien entendu, le mouvement des travailleurs, avec ses syndicats et leur longue expérience des luttes sociales, est toujours là ; et c’est fort heureux car il s’efforce de sauver ce qui reste de l’État-providence, tout en essayant de s’adapter à de nouveaux enjeux. Mais il n’est déjà plus ni le seul, ni même le plus important des nouveaux mouvements sociaux dans les sociétés capitalistes néolibérales. Tous ces nouveaux acteurs – qui furent les « oubliés » du capitalisme industriel – se sont réveillés quand la croyance au Progrès a commencé à décliner à cause des torts que celui-ci cause à la Nature, et quand s’est imposée la culture de l’Individu-Sujet-Acteur : on a vu alors s’exprimer et s’organiser les femmes, les jeunes, les consommateurs, les colonisés, les immigrants, les pauvres, les homosexuels et les écologistes, qui ont été jusqu’à donner un statut juridique et des droits à la planète Terre, à la Nature et à toutes les espèces qui y vivent. Ces mouvements ne demandent pas plus de confort matériel que celui qu’ils ont déjà. Ils veulent que leur identité spécifique soit reconnue et respectée, qu’ils puissent disposer des ressources nécessaires (éducation, santé, sécurité, emploi créatif, information, distraction …) pour s’épanouir pleinement et être respectés pour ce qu’ils sont ; ils ne veulent plus être victimes d’aucune discrimination. Bref, ils veulent mener une vie « digne ». Et ce n’est pas un hasard si le mot « dignité » se retrouve dans les discours de la plupart de ces acteurs.
Première explication de la crise du socialisme : les travailleurs ont perdu leur position centrale, leur monopole. Mais, en même temps, la résistance s’est divisée et dispersée entre ces nouveaux mouvements sociaux et entre les partis qui ont été créés pour défendre les intérêts des multiples victimes du capitalisme néolibéral. Cette dispersion a beaucoup réduit la force de chacune de leurs organisations et leur capacité d’agir sur la classe dominante et sur les États.
b- Comment sommes-nous dominés ?
Après la mutation du capitalisme, les profits accumulés par les entreprises néolibérales proviennent, beaucoup moins qu’avant, du travail de leurs ouvriers et employés : ce travail est maintenant informatisé et robotisé, et sa productivité dépend essentiellement des innovations technologiques. Au lieu d’être, comme dans le capitalisme industriel, une « plus-value sur le travail », les profits sont devenus surtout des bénéfices commerciaux et des intérêts financiers. Par conséquent, ce n’est plus tellement en exploitant de la force de travail que les capitalistes néolibéraux s’enrichissent, mais plutôt en exploitant le pouvoir d’achat des consommateurs, en leur vendant les biens et les services que fournissent les entreprises. Le consommateur travaille pour acheter et pour payer ses dettes : c’est en empruntant et en achetant qu’il enrichit les entreprises néolibérales et les banques.
Seconde explication de la crise du socialisme : avec la manipulation de leurs besoins par l’idéologie néolibérale, en particulier par la publicité, la majorité des consommateurs sont aliénés, c’est-à-dire qu’ils se conduisent selon l’intérêt d’un « autre » acteur, plus précisément, celui de la classe dominante néolibérale. Consommer et s’endetter leur paraît culturellement normal et désirable : c’est ainsi qu’ils croient pouvoir être Sujets et Acteurs de leur vie.
c- Contre qui luttons-nous ?
À proprement parler, la classe capitaliste néolibérale n’est pas une « bourgeoisie » au sens marxiste du terme. Ce qui importe pour elle, ce n’est pas que ses membres soient propriétaires privés des moyens de production, ni qu’ils sachent comment exploiter le travail de leurs ouvriers ; c’est qu’ils sachent comment aliéner les consommateurs. Ils forment une classe dominante parce qu’ils ont la capacité de créer des besoins de consommation (par la publicité et leur contrôle des mass media) et d’endetter les consommateurs (par leur contrôle des banques et des compagnies d’assurances). Pour chacun des membres de cette classe, ce qui est stratégique (décisif) pour qu’il puisse maintenir et consolider sa position de classe, c’est d’être plus compétitif que les autres. Ainsi, pour ne pas disparaître, la vieille bourgeoisie industrielle a dû se reconvertir en commerçants et spéculateurs, et ceux qui n’ont pas réussi cette métamorphose ont disparu.
Troisième explication de la crise du socialisme : la nouvelle classe dominante est mondialisée. Elle est ainsi devenue un groupe “fantôme”, invisible, inaccessible, impossible à localiser clairement, donc aussi, irresponsable. Dans plusieurs pays du monde (notamment en Europe occidentale), ce sont des partis politiques socialistes qui ont introduit le modèle néolibéral dans leur économie nationale, au cours des décennies 1 970 et 1 980. Par ailleurs, les grandes organisations internationales (OMC, FMI, BM, OCDE…) sont financées par des États qui sont assujettis à cette classe. Celle-ci échappe ainsi, en grande partie, aux régulations de ses pratiques, que pourraient pourtant lui imposer ces États ; au contraire, c’est elle qui étend sa domination sur eux. D’où la crise de la démocratie politique : les partis socialistes et autres partis de gauche et du centre ont cessé d’être crédibles.
d- Au nom de quoi revendiquons-nous ?
Les revendications du mouvement socialiste d’hier, comme nous l’avons vu, étaient parfaitement adaptées au mode d’accumulation des industriels capitalistes : exiger la réduction du temps de travail, la hausse des salaires et la Sécurité sociale, c’était s’attaquer directement à la plus-value sur le travail, qui était exactement la source de l’enrichissement de la bourgeoisie. Aujourd’hui, avec le nouveau mode de production de la richesse, la classe dominante néolibérale s’enrichit tout autrement. La compétition impitoyable, à laquelle ses membres peuvent difficilement échapper, les a amenés, pour augmenter leur compétitivité (en réduisant leurs coûts), à remettre en question la plupart des acquis du mouvement ouvrier : l’État-providence coûte trop cher aux entreprises et leur fait perdre de la compétitivité.
Quatrième explication de la crise du socialisme : devant l’argument massue des néolibéraux (l’exigence de compétitivité), les partis socialistes sont devenus réalistes : ils ont fait des concessions (l’exemple de la social-démocratie suédoise illustre bien cette affirmation). Dès lors, les victimes du néolibéralisme savent très bien qu’ils ne peuvent pas compter sur les partis de l’ancienne gauche pour défendre leurs intérêts.
e- Quelles sont nos méthodes de lutte ?
La principale arme du mouvement ouvrier et des socialistes était la grève : elle obligeait les patrons à accepter au moins une partie les revendications des syndicats, que les partis socialistes transformaient en lois. Or, l’arme de la grève est devenue beaucoup moins efficace de nos jours à cause de la délocalisation des entreprises vers des pays qui ne demandent pas mieux que d’accueillir des investisseurs étrangers.
Cinquième explication de la crise du socialisme : non seulement, les grèves sont devenues inefficaces, mais elles peuvent même être contre-productives et inciter les capitalistes néolibéraux à délocaliser et contribuer ainsi au problème insoluble du chômage structurel.
Les cinq raisons qui viennent d’être énoncées forment un tout : chacune agit sur les autres. C’est pourquoi le socialisme perd ses partisans et ses électeurs. Et du même coup, dans plusieurs pays du monde, le nationalisme populiste – celui qui a déjà envahi les esprits dans les années 1930, avec les terribles conséquences que l’on sait – , revient au galop, non seulement dans les pays industrialisés mais aussi dans ceux qui le sont moins.
3- Comment donner un nouveau sens au socialisme ?
Ce qui précède permet de comprendre l’urgente et absolue nécessité de renouveler la pensée socialiste et de lui donner un nouveau sens, mieux adapté aux relations entre les classes sociales d’aujourd’hui. Donner un nouveau sens, c’est d’abord nommer autrement : trouver d’autres mots pour désigner d’autres choses.
a- Qui sommes-nous ?
Malgré leur grande diversité, les individus et les catégories sociales qui forment la nouvelle classe dominée ont au moins deux points communs, qui forment une identité commune sur laquelle ils peuvent construire une solidarité entre eux :
— d’une part, ce sont tous des consommateurs dont les besoins sont manipulés, et c’est en consommant et en s’endettant qu’ils enrichissent la nouvelle classe dominante ;
— d’autre part, ce sont tous des citoyens, victimes de pratiques inciviques (voir le point suivant) de la classe capitaliste néolibérale.
b- Comment sommes-nous dominés ?
Comme toutes les classes dominantes précédentes, et notamment la bourgeoisie industrielle, la nouvelle classe capitaliste néolibérale est prête à faire n’importe quoi pour conserver sa capacité de domination sociale. Dans son cas, ce que chacun de ses membres doit conserver à tout prix, c’est la compétitivité de son entreprise, qui est la condition de la conservation et de la conquête de ses marchés. Pour atteindre cet objectif prioritaire, chaque vendeur de biens ou de services doit savoir réduire ses coûts de production afin de résister à la compétition de ses concurrents. Celui qui, pour l’une ou l’autre raison (par exemple, éthique), se refuserait à entrer dans ce « jeu » se ferait rapidement éliminer par les autres. Pourtant, ce « jeu » est éminemment pervers : ses conséquences sont que chacun en vient à se livrer à des « pratiques inciviques », conformes à ses intérêts privés, mais contraires à l’intérêt général. Quelles sont ces pratiques inciviques des capitalistes néolibéraux ?
— Ils insécurisent leur personnel par des contrats précaires, ils les paient le plus mal possible et leur imposent des conditions de travail plus ou moins pénibles.
— Ils manipulent et trompent leurs consommateurs : en créant des besoins artificiels, en pratiquant l’obsolescence programmée, en vendant des produits dangereux pour leur santé, en les poussant à l’endettement.
— Ils détériorent l’environnement et le climat : ils contaminent l’eau, l’air, la terre ; ils épuisent les richesses non renouvelables et détruisent la biodiversité.
— Ils trichent avec les États : ils pratiquent l’évasion et la fraude fiscales ; ils corrompent les politiciens et les fonctionnaires.
— Pour faire des profits, ils privatisent les biens communs : ces biens qui devraient être des services publics et non des marchandises (éducation, santé, sécurité, information, ressources naturelles stratégiques pour le développement).
— Ils collaborent avec des investisseurs étrangers, qui pratiquent l’impérialisme, sans se préoccuper des intérêts nationaux.
— Ils ne respectent pas les droits humains : ni ceux des adultes, des femmes, des enfants, des étrangers, des « peuples originaires ».
Toutes ces pratiques réduisent effectivement les coûts de production, donc favorisent la compétitivité de ceux qui y ont recours, et contribuent ainsi à leur enrichissement.
c- Contre qui luttons-nous ?
Nous avons défini la classe dominante comme l’ensemble des dirigeants des grandes entreprises commerciales et financières et leurs actionnaires, engagés dans des relations de compétition pour les marchés mondiaux. Cependant, il est important d’ajouter que cette classe n’agit pas seule : elle dispose de collaborateurs compétents et bien rémunérés qui vivent des services qu’ils lui rendent. On peut dire qu’elle est bien servie par :
— les “managers”, qui savent comment gérer des entreprises pour qu’elles soient compétitives sur les marchés ;
— les “agences de qualification”, qui savent comment évaluer la santé financière des États et de leurs entreprises et dire aux banquiers et aux actionnaires où ils peuvent investir leurs capitaux ou spéculer, pour faire un maximum de profit ;
— les “agences de publicité” qui savent comment créer de nouveaux besoins et manipuler la demande solvable ;
— les “agences d’innovation” qui savent comment inventer constamment de nouveaux produits de haute technologie et pratiquer l’obsolescence programmée ;
— les “cabinets d’avocats et de juristes” qui savent comment contourner les lois et pratiquer l’évasion et la fraude fiscales ;
— les “groupes de pression” ou “lobbies” qui savent comment infiltrer, séduire, convaincre et corrompre les administrations et les ministères pour en obtenir des faveurs ;
— les “grandes organisations internationales” que savent comment influencer les États nationaux et les convaincre d’imposer à leur population les exigences des capitalistes néolibéraux ;
— et beaucoup de “dirigeants politiques nationaux” (y compris des socialistes) qui sont disposés à ouvrir largement les portes de leurs pays aux investisseurs étrangers et à leur offrir des cadeaux fiscaux.
d- Au nom de quoi revendiquons-nous ?
De la même manière que le mouvement ouvrier et socialiste a su s’attaquer à des enjeux stratégiques – entendez par là des revendications qui mettaient directement en cause la plus-value sur le travail, qui était la source principale de l’enrichissement de la bourgeoisie –, les revendications de la classe de citoyens consommateurs devraient s’en prendre à des enjeux qui mettent en cause les profits commerciaux et financiers de la classe capitaliste néolibérale. Concrètement, cela signifie faire interdire légalement par les États nationaux, sous peine de sanctions pénales très sévères, toutes les pratiques inciviques de la classe capitaliste néolibérale citées au point 3b ci-dessus, dont le but est de réduire les coûts de production pour augmenter la compétitivité et donc les profits.
Si cette classe était obligée de se comporter d’une manière civique, l’État disposerait des ressources nécessaires pour financer une répartition plus équitable de la richesse, pour réduire les inégalités sociales et mieux répondre aux besoins des citoyens consommateurs, tels que la culture régnante et l’idéologie néolibérale les leur font ressentir. L’État est la seule instance qui puisse imposer légalement à cette classe de se conduire ainsi. Encore faut-il qu’il le veuille ! Et pour qu’il en soit ainsi, il faut qu’il y soit lui-même contraint par la force d’un mouvement social civique de la classe des citoyens consommateurs. Le civisme est ainsi devenu le nouveau visage du socialisme.
e- Quelles sont nos méthodes de lutte ?
Théoriquement, les membres d’un groupe social dominé, quel qu’il soit, peuvent réagir à la domination sociale de quatre manières : 1- ils peuvent la supporter, s’y soumettre et chercher des solutions individuelles pour l’alléger ; 2- ils peuvent parfois la fuir, lui échapper, couper la relation avec ceux qui les dominent ; 3- ils peuvent aussi vouloir éliminer ceux-ci, socialement ou physiquement ; 4- ils peuvent enfin ouvrir le conflit avec eux, revendiquer, faire pression sur eux pour les contraindre à négocier et à faire des concessions. Chacun a bien le droit de choisir la réaction qu’il préfère, mais c’est aussi cela qui divise la gauche. Pour avoir observé de nombreuses luttes sociales, je suis convaincu que la quatrième solution est la meilleure parce qu’elle est la plus efficace et la moins violente. C’est d’ailleurs celle-là que le mouvement ouvrier socialiste a choisie et qui l’a mené à l’État-providence.
La question des méthodes de lutte a toujours été complexe, en particulier à cause de la répression. Cependant, les avancées technologiques permettent aujourd’hui de résoudre ce problème. Avec les « armes » que leur adversaire met entre leurs mains – les téléphones portables et les ordinateurs –, les mouvements sociaux peuvent être très efficaces sans avoir besoin d’être aussi héroïques qu’ils l’ont été hier. Avec ces « armes », les initiatives des militants peuvent être communiquées par les réseaux sociaux à des millions de personnes et en peu de temps. Et puisque la grève du travail n’est plus du tout adaptée à la lutte des citoyens consommateurs, celle de la consommation et le boycott des entreprises qui se conduisent de manière incivique leur conviendraient parfaitement. Si, pour l’une ou l’autre raison spécifique, un million de personnes décidaient de menacer (avec leur ordinateur) telle banque d’en retirer leur argent, ou telle entreprise de cesser d’acheter ses produits ou ses services, leur pression serait tellement forte que leurs revendications seraient prises très au sérieux.
Pour conclure
Il est illusoire d’attendre, aussi bien de la classe capitaliste néolibérale que des dirigeants politiques, qu’ils prennent eux-mêmes l’initiative, pour les premiers, de mettre fin à leurs pratiques inciviques et, pour les seconds, de redistribuer équitablement les richesses et mettre fin aux inégalités excessives. C’est illusoire parce que les deux sont pris dans des logiques de compétition et de complicité qui les incitent à … en parler beaucoup pour faire croire qu’ils s’en occupent, mais à n’en rien faire ou, en tout cas, à ne pas en faire assez !
La stratégie d’action est donc très claire : il faudrait créer dans tous les pays un puissant mouvement social civique composé de gens qui se définissent comme des « citoyens consommateurs ». Le but de chacun de ces mouvements serait d’obliger, par la grève et le boycott de la consommation, la classe des capitalistes néolibéraux à renoncer à ses pratiques inciviques, et d’obliger les dirigeants politiques de leurs pays à faire des lois qui interdisent et punissent sévèrement ces pratiques et à mettre en œuvre des politiques sociales qui redistribuent équitablement la richesse.