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Dermalog : le maillon allemand de la corruption en Haïti ?

Voir aussi l’entretien de Frédéric Thomas sur Welt, le 12.09.2021 (en allemand).

Depuis plus de deux ans, Haïti est secoué par un mouvement social inédit qui lutte à la fois contre la vie chère et la corruption ; corruption dont l’ampleur a été révélée par le scandale Petrocaribe. Les quelque 1,459 milliard d’euros destinés à des projets de développement dans cet accord énergétique passé avec le Venezuela ont très largement été détournés par la classe dirigeante. Le président, Jovenel Moïse, mis en cause dans cette affaire, contesté par une majorité de la population, s’accroche au pouvoir et enfonce tous les jours un peu plus le pays dans la crise.

Un autre cas possible de corruption agite la société haïtienne : le contrat avec la firme allemande Dermalog. De quoi s’agit-il ? De la fabrication de dispositifs biométriques pour renouveler les cartes d’identité nationale. Conclu trois mois à peine après l’investiture du président, le 19 avril 2017, ce contrat particulièrement sensible au vu de sa possible utilisation dans les fraudes électorales, fait l’objet de critiques et d’accusations de toutes parts. Résumons les principales :

  • Juridiquement, le parlement aurait dû avoir son mot à dire, ce qui n’a pas été le cas.
  • La Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (CSCCA) a émis « deux avis défavorables », le 16 février et le 11 avril 2018. Mais le gouvernement a classé ce contrat comme relevant de la « sécurité publique » ; il est toujours obligé de solliciter l’avis de la Cour, mais non de le suivre.
  • La Commission éthique et anti-corruption du Sénat a déposé, le 24 mai 2019, un rapport concluant à des erreurs graves et à un détournement de fonds. Il recommande de mettre l’action publique en mouvement contre la première dame, Martine Moise, ainsi que contre de hauts fonctionnaires de l’État, impliqués dans ce dossier.
  • Le contrat s’élève à 27,7 millions de dollars (23,35 millions d’euros), et devait être payé en trois tranches : 30% dès l’approbation du contrat ; 50% au fur et à mesure de sa réalisation ; 20% après la mise en service définitive du système. Or, un transfert de 2 millions de dollars (1,69 million d’euros) aurait été réalisé au profit de Dermalog, via une banque intermédiaire de New York, sans que ce montant n’ait été prévu dans le contrat.

Silence ou indifférence internationale

L’opacité et les suspicions de fraude autour du contrat avec Dermalog sont revenues au-devant de la scène publique ces dernières semaines, avec l’annonce par le pouvoir de prochaines élections. Or, à l’heure actuelle, il n’existe aucune condition pour des élections libres et crédibles, et la grande majorité des Haïtiens n’en veut pas ; ce qu’elle veut, c’est une transition qui mette fin à l’impunité et au mal gouvernement.

Mais quelle a été la réaction des acteurs allemands et internationaux face aux accusations de corruption ? Silence, sinon indifférence. À plusieurs reprises, nous avons cherché à contacter Dermalog. En vain. À noter que ce contrat avec l’État haïtien n’apparaît nulle part sur le site web de l’entreprise allemande.

Quant à l’ambassade allemande et à la délégation de l’Union européenne (UE) en Haïti, leur réponse fut identique : il s’agit d’un contrat privé, qui regarde le gouvernement haïtien ; nous ne sommes pas impliqués. Ainsi, la lutte contre la corruption s’arrête au droit privé des affaires. Le silence le dispute à l’indifférence.

À l’heure actuelle, il est donc impossible de vérifier les accusations de fraude. Mais on ne peut qu’être frappés par l’absence de transparence de l’État haïtien et de la firme Dermalog, d’un côté, l’inconséquence du gouvernement allemand et de l’UE, de l’autre, la passivité des ONG allemandes travaillant en Haïti, enfin. À croire que nous nous accommodons finalement beaucoup mieux de la corruption que les Haïtien.ne.s !

Quelle crédibilité peuvent encore avoir l’État allemand et l’UE dans le combat contre la corruption ? Leur responsabilité ne sera-t-elle pas de toute façon engagée, si les accusations de fraude s’avéraient exactes ? Et les citoyen.ne.s allemand.e.s ? Force est, en tous les cas, de constater que tant qu’il n’y aura pas une forte pression de la société civile européenne [1], et au premier chef, allemande, rien ne bougera.

Télécharger Two articles by Frederic Thomas (CETRI) published in ILA Magazin (November 2020) : « Haiti kann nicht atmen »/« Kein Interesse an Korruptionsbekämpfung ? » PDF - 918 ko

Notes

[1C’est aussi le sens de la campagne lancée « Stop silence Haïti ».


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.