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Démantèlement des industries du Sud

> Interview de François Polet, chargé d’étude au CETRI, au micro de Wahoub Fayoumi, RTBF, La Première.

Les pays d’Afrique et d’Amérique latine voient leur industrie décliner alors qu’elle a à peine décollé ! Quand on sait la fonction historique du secteur industriel dans l’amélioration des revenus, l’extension du salariat et le développement du syndicalisme, c’est plutôt inquiétant...

De fait, le recul des manufactures va de pair avec une poussée du modèle extractiviste (les mines, l’agrobusiness, la déforestation) et de l’emploi informel dans les dizaines de pays concernés, dont le Brésil.

Les produits chinois bon marché sont en cause, certes. Mais qui a imposé à ces pays de liquider leurs politiques industrielles et d’ouvrir leurs économies à la grande compétition mondiale ?

Écouter l’interview

> Entretien de François Polet par Wahoub Fayoumi : « Désindustrialisés, les pays du sud vont être frappés de plein fouet par le recul de la croissance mondiale »

L’OCDE s’attend à ce que l’économie mondiale enregistre cette année son taux de croissance le plus faible depuis la crise financière de 2008/2009, en raison des incertitudes autour de la guerre commerciale, le Brexit et l’endettement privé.

La croissance mondiale devrait passer cette année sous la barre des 3% pour chuter à 2,9%, soit 0,3 point de moins que lors des dernières prévisions de mai, et devrait rester pratiquement stable à 3% en 2020 (-0,4 points par rapport à la projection de mai), a estimé l’institution basée à Paris dans ses prévisions actualisées publiées jeudi dernier.

L’Organisation pour la Coopération et le développement économiques (OCDE), qui revoit ses chiffres quatre fois par an, s’attend désormais à la croissance mondiale « la plus faible depuis la crise financière avec des risques qui continuent de monter ».

Aux yeux de l’OCDE, les nuages continuent de s’accumuler pour l’ensemble des principales économies mondiales, notamment pour la zone euro et surtout pour les grands pays émergents qui subissent le ralentissement de la Chine avec une chute de leurs exportations de matières premières.

Dans ce contexte, la situation des pays africains et sud-américains semble particulièrement fragile. Fortement dépendants de la vente de leurs ressources naturelles, ils sont en première ligne. Fragilisés, ils le sont d’autant plus que leur structure économique contemporaine a fait l’impasse sur des projets d’industrialisations : ou alors certains pays abandonnent de plus en plus leur soutien aux structures industrielles et aux produits transformés destinés à l’exportation (au Brésil, par exemple, 51% des exportations en 2006 étaient composées de produits manufacturés ; en 2017, cette proportion est tombée à 36%).

Une désindustrialisation précoce, cause de sous-développement prégnant, c’est la thèse développée par plusieurs auteurs dans l’ouvrage « Quêtes d’industrialisation au Sud ». L’ouvrage a été dirigé par François Polet, sociologue et chercheur au Centre tricontinental (CETRI). Nous lui avons posé quelques questions pour comprendre.

Pourquoi avoir mené cette réflexion aujourd’hui ?

François Polet : La thématique de ce livre est la désindustrialisation précoce ou prématurée, donc c’est le fait que les pays du sud connaissent un processus de désindustrialisation comme nous le connaissons nous depuis trente ou quarante ans… Mais eux le connaissent beaucoup plus tôt dans leur propre développement économique.

Les tissus industriels sont très peu développés et commencent à se rétracter beaucoup de pays du sud. Attention, ce n’est pas un phénomène qui se produit partout, il est plutôt propre à l’Afrique, à l’Amérique latine et à une partie de l’Asie. Et bien entendu dans les pays asiatiques grands producteurs de biens manufacturés, ce processus ne se produit pas.

Alors oui, le phénomène de désindustrialisation précoce a des conséquences qui se manifestent beaucoup avec plus de force depuis quelques années. Il est en cours depuis les années ’90 dans mes pays d’Amérique latine, mais il produit ses effets sous forme de crise économique politique et sociale très forte au Brésil en Argentine et dans d’autres pays d’Amérique du sud depuis quelques années. Et par ailleurs, on peut également faire un lien entre la question de l’exploitation de l’Amazonie par le gouvernement brésilien aujourd’hui et un choix d’insertion dans la mondialisation qui repose sur l’exploitation des ressources naturelles, et qui a quelque peu délaissé le secteur industriel depuis une vingtaine d’années.

Cette désindustrialisation rend ces pays dépendants de leurs exportations de matières premières…

F. P. : Exactement, c’est le rôle historique de fournisseur de matières premières que l’organisation coloniale du monde leur avait donné, dont elles ont tenté de sortir durant les années ’60, ’70 et ’80, et dans lequel elles ont été progressivement réinsérées, suite aux ajustements structurels dans les années ’90, ajustements dans le cadre desquels on leur a demandé de se reconcentrer sur des avantages comparatifs, donc sur des secteurs sur lesquels elles étaient naturellement fortes au sein de l’économie mondiale, à savoir l’abondance de ressources naturelles. Et puis au début des années 2000, la hausse des cours des matières premières a accentué cette évolution de leur structure évolutive, au détriment des biens industriels.

Et bien entendu la montée en puissance de la Chine est un facteur qui a fortement aggravé cette situation, d’une part parce que la Chine exporte des produits manufacturés à très bas coût, et d’autre part elle est très demandeuse de ressources naturelles, ce qui a fortement contribué à la hausse de celles-ci, et aux choix de stratégie économique notamment les pays d’Amérique latine.


Quel est donc le rôle de la Chine ?

F. P. : C’est l’accès aux matières premières qui l’intéresse. Dans le cas de l’Afrique la coopération va jouer un rôle très important, donc l’accès à ces matières premières se joue dans le cadre d’accords de coopération assez larges. Et donc il y a cet accès aux ressources naturelles et en échange il y a certains investissements qui sont consentis par la Chine dans une série d’infrastructures ; certains soutiens financiers également. Donc il y a cette problématique de la coopération qui est assez propre à l’Afrique, tandis qu’on est des deals plus classiques s’agissant de l’Amérique du Sud, où les acteurs privés jouent un rôle plus important.

L’impact, on le constate déjà. La demande mondiale en matières premières poussée par la Chine a déjà diminué depuis 2, 3 ans. Et les conséquences en termes de recettes et de dynamisme économique pour les pays d’Amérique du Sud ont été catastrophiques. C’est ce qui a provoqué la crise économique et la crise sociale que ces pays connaissent depuis 3, 4 ans, qui ont mené à de grandes manifestations, d’abord au Brésil contre le gouvernement du PT (Parti du Travail de Lula, ndlr), avec une forte instrumentalisation politique tout de même parlent secteurs conservateurs et les médias.

C’est ce qui aussi contribué au déclin politique des Kirshner (anciens présidents argentins, ndlr) en Argentine.

L’Europe reste le premier partenaire économique du Brésil par exemple. Mais au niveau de la demande en matières premières, les secteurs industriels qui sont les plus gourmands en demande de matières premières, sont aujourd’hui en train de se concentrer en Asie de l’est et en Chine en particulier. La Chine est une grande demandeuse de ressources naturelles et également de biens agricoles pour sa propre consommation intérieure, avec notamment une augmentation de la consommation de viande, qui implique une augmentation considérable de soja notamment.

Dans le cas des pays africains, ce qui est particulièrement regrettable, c’est qu’il y a une industrie agroalimentaire qui pourrait se développer en articulation avec le secteur agricole, paysan, dans une perspective de souveraineté alimentaire, de manière à ce que ces deux secteurs se soutiennent mutuellement. Et malheureusement ce processus de construction d’un secteur alimentaire est très compliqué et subit la concurrence de produits agricoles transformés en provenance de l’Europe mais aussi ce la Chine, avec l’exemple du concentré de tomates originaire de Chine, qui inonde le marché africain, alors que les aspects techniques technologiques de la production du concentré de tomate ne sont quand même pas extraordinairement difficiles.

La libéralisation des marchés a-t-elle joué un grand rôle ?


F. P. :
Absolument. A partir des années ’80 et ’90, les organisations internationales ont demandé à ces pays qui étaient déjà lourdement endettés, d’ouvrir une partie de leur économie à la compétition mondiale, donc de baisser davantage les barrières commerciales, et puis également d’être moins volontariste au niveau des productions industrielles. Or il faut savoir que l’existence de politiques industrielles a été un ingrédient fondamental dans la croissance industrielle des pays d’Asie de l’est. Et les pays d’Amérique du Sud ont abandonné une partie des leviers, d’instruments de leur politique industrielle, à un moment où il y avait des enjeux de modernisations qui étaient fort importants. Et ils ont quelque part perdu en compétitivité par rapport au reste du monde.

Quelle perspective positive et industrielle pour ces pays aujourd’hui ?

F. P. : Ce processus de désindustrialisation précoce repose vraiment sur des évolutions structurelles qui se développent depuis plusieurs décennies, donc il sera difficile à inverser. Mais des voies de réforme existent, qui permettraient d’aller vers un renforcement industriel de ces pays.

Ces grandes conditions sont tout d’abord une volonté politique de ces gouvernements de quitter ces comportements rentiers, parce que c’est plus facile évidemment d’exporter des ressources naturelles, que d’investir dans le renforcement des capacités d’un secteur industriel. Il y a donc d’abord une volonté politique locale qui est importante. Il faut parallèlement des capacités institutionnelles, mais quand la volonté politique est là les capacités institutionnelles doivent suivre. Il faut qu’au sein de l’organisation économique mondiale, des marges de manœuvre puissent être laissées à ces pays pour qu’ils puissent soutenir leurs propres acteurs industriels.

C’est comme cela que nos industries se sont constituées chez nous en Europe et aux États-Unis. C’est également comme ça qu’ont procédé les pays d’Asie du sud-est. Et donc il faut qu‘à l’intérieur des accords commerciaux avec le reste du monde des marges de manœuvre, des libertés soient accordées à ces gouvernements pour soutenir leurs secteurs, la modernisation et l’expansion de leur secteur industriel et leur permettre aussi d’adopter certaines formes de protection de leur marché intérieur, afin que ces marchés intérieurs puissent fournir une première demande à ces secteurs industriels. Donc, il y a des conditions internes et il y a des conditions politiques externes, mais le fossé technologique avec le reste du monde et l’Asie de l’est sera difficile à franchir.

La Corée du sud, par exemple aussi, avait un PIB par habitant inférieur à celui du Congo Kinshasa dans les années ’60. Aujourd’hui, il est pratiquement au niveau de l’Europe occidentale. Et la grande clé du succès de ce pays a été l’existence d’un Etat stratège, un Etat qui a soutenu son secteur industriel, qui a subventionné ce secteur industriel, à certaines conditions de performance, qui a facilité les transferts technologiques depuis l’Europe et les États-Unis, et qui a placé certaines barrières temporaires pour protéger ces secteurs et leur permettre d’abord d’évoluer dans un cadre national.

Mais le fait que les économies des pays du sud soient de plus en plus exposées à la concurrence internationale rend la constitution de ces tissus industriels extrêmement difficile.

Une présentation du livre « Quêtes d’industrialisations au Sud » a eu lieu le jeudi 26 septembre à 19h, à la Maison du livre, 4, rue de Rome, 100 Bruxelles .


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.