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Défendre les droits des travailleurs, ici et là-bas

Les crises internationales ont tendance à favoriser un repli des débats et des priorités politiques sur les sphères nationales. La pandémie actuelle ne fait pas exception. Elle prolonge en cela une dynamique initiée avec la crise économique et financière de 2008. La volonté légitime de retrouver une forme de contrôle face à la mondialisation néolibérale ne doit toutefois pas conduire à négliger les nécessaires solidarités internationales, notamment dans le monde du travail. [1]

La crise sanitaire actuelle aura au moins eu ce mérite : remettre au goût du jour des concepts encore tournés en dérision il y a peu : relocalisation, autonomie, souveraineté, démondialisation [2]. « Déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner – notre cadre de vie au fond – à d’autres est une folie » concédait ainsi le président Emmanuel Macron le 12 mars 2020 [3]. Une « folie » en effet, ardemment encouragée par les thuriféraires de la mondialisation – dont le président lui-même – depuis plus de quarante ans. La prise de conscience est donc salutaire, même si elle apparaît tardive… et opportuniste.

Elle comporte toutefois aussi un danger. Celui d’encourager des replis nationalistes qui, dans le meilleur des cas, conduiraient à négliger les déterminants globaux de la sécurité et de la souveraineté. En février dernier, devant la volonté manifeste des pays riches de se réserver la priorité dans l’accès aux vaccins contre la covid-19, le Directeur général de l’OMS rappelait par exemple que « le nationalisme vaccinal est non seulement moralement indéfendable. Il est aussi épidémiologiquement autodestructeur et cliniquement contre-productif » [4]. En effet, comme le soulignait de son côté une large coalition d’ONG issues du Sud, « l’émergence récente de nouveaux variants a montré que tant qu’une grande partie de la population mondiale, en particulier dans les communautés les plus vulnérables, ne sera pas protégée, de nouvelles mutations virales plus résistantes sont susceptibles de se produire, menaçant de prolonger la pandémie et de continuer à dévaster les moyens de subsistance, les communautés et les économies dans le monde entier, y compris dans les pays riches » [5].

« Patriotes » contre « mondialistes »

Dans le pire des cas, ces tendances au chacun pour soi vont jusqu’à considérer que la sécurité des uns ne peut se construire qu’au détriment de celles des autres. C’est notamment tout le programme de cette « nouvelle » extrême-droite qui recycle le vieux slogan « notre peuple d’abord » dans le registre de l’antimondialisme [6]. Ce faisant, elle capitalise sur un rejet légitime de la mondialisation néolibérale et des logiques de dépossession qui l’accompagnent, mais en les interprétant dans une perspective de lutte identitaire : « patriotes » contre « mondialistes », pour reprendre la terminologie chère à Marine Le Pen [7]. Avec, dans le second camp, l’ensemble des « ennemis » à la fois intérieurs et extérieurs de la « Nation », conçue comme une entité monolithique, homogène et intemporelle.

Pourtant, une analyse en termes de classes sociales et d’intérêts socio-économiques aboutit à un tout autre tableau. Prenons le cas de la migration. Sous l’impulsion de l’extrême-droite, on la traite de plus en plus comme un « problème » dans une perspective étroitement identitaire : « ils menacent notre mode de vie ». Mêmes les arguments économiques sont exprimés dans ce registre : « ils viennent voler nos emplois ». Or, ces discours masquent – tout en les alimentant – les logiques d’exploitation socio-économiques qui sont à la fois au fondement de la migration et qui bénéficient de son traitement actuel.

Une conséquence et un rouage des rapports de domination et d’exploitation

Rappelons d’abord cette évidence : la grande majorité des migrants sont des travailleurs [8] et lorsqu’ils ne fuient pas directement la misère économique, les causes de leur départ sont presque toujours liées, au moins indirectement, au fonctionnement actuel de l’économie mondiale. Pensons, par exemple, aux (trop) nombreuses guerres dont l’un des enjeux majeurs concerne l’accès et le contrôle de ressources naturelles décisives comme le pétrole, ou encore aux catastrophes climatiques qui se multiplient sous l’effet du réchauffement et de l’augmentation de nos émissions de gaz à effet de serre. En outre, aux facteurs de départ à proprement parler (push factors dans le jargon), il faut également ajouter les facteurs qui jouent sur la demande de migration dans les sociétés d’accueil (pull factors), eux aussi largement liés à l’économie : déficit démographique dans les pays à hauts-revenus, besoin de main-d’œuvre peu qualifiée ou au contraire très qualifiée, chaines mondiales du care  [9], etc.

La migration est donc à la fois une conséquence et un rouage essentiel des rapports de domination et d’exploitation à l’échelle de la planète. En particulier lorsque, loin de la freiner pour mettre fin à une hypothétique « guerre de civilisations », les discours et les politiques anti-migrants l’instrumentalisent en réalité dans une lutte de classes qui ne dit pas son nom, et ce à deux niveaux : d’abord en justifiant des sous-statuts qui favorisent l’exploitation ; ensuite en suscitant des divisions au sein des travailleurs. À ce sujet, le philosophe Denis Pieret explique que : « Les politiques migratoires échouent à faire ce qu’elles prétendent : les murs sont inefficaces, mais en un sens seulement ; parce que si la frontière échoue, au moins partiellement, à agir comme une barrière qui laisse entrer ceux qui peuvent entrer et bloque ceux qui ne le peuvent pas, elle produit une multiplicité de formes et de moyens d’entrer et, par conséquent, une multiplicité de type de migrants, utiles politiquement et économiquement, comme l’est le délinquant produit par la prison. Il est en effet largement attesté que les efforts pour « sécuriser » les frontières génèrent et entretiennent des illégalismes qui alimentent une économie plus ou moins souterraine » [10].

Les droits des migrants sont des droits de travailleurs

Face à cette situation il est donc impérieux de rappeler avec force, comme le fait entre autres la Confédération syndicale internationale, que « les droits des migrants sont des droits de travailleurs et de travailleuses » [11], et surtout que la défense de ces droits est dans l’intérêt de tous les travailleurs, migrants ou non. Une logique qui vaut d’ailleurs pour l’ensemble des enjeux liés au travail. Que cela soit face au libre-échange, aux délocalisations ou encore aux conséquences des crises environnementales, défendre les droits des travailleurs ici ne peut se faire efficacement que si l’on défend, en même temps, les droits des travailleurs partout dans le monde. Faute de quoi, la misère des uns – déjà moralement condamnable en soi – finira toujours par être utilisée pour mieux discipliner et fragiliser les autres.

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Notes

[1Version longue d’un article paru dans le n° 601 de la revue Témoignage (Action Catholique Ouvrière, France) : https://acofrance.fr/IMG/pdf/temoignage-601-dossier.pdf?2065/9ab65bcae95fecd93052589463bd2255802b5e84.

[2Sur cette notion, lire le numéro de la revue Alternatives Sud : « Démondialisation ? » (vol. XXVIII, n°2, 2021).

[3E. Macron, « Adresse aux Français », 12 mars 2020.

[4T. A. Ghebreyesus, « Vaccine Nationalism Harms Everyone and Protects No One », Foreign Policy, 2 février 2021.

[5« Civil Society from Global South Calls for Support on COVID-19 TRIPS Waiver », communiqué de presse du People’s Health Movement, Public Services International et du Third World Network, 15 février 2021

[6Sur l’essor de ces « nouvelles droites », notamment dans les pays du Sud : « Droites militantes et mobilisations réactionnaires », Alternatives Sud, vol. XXV, n°1, 2018).

[7T. Richard, « Marine Le Pen, une « patriote » contre les « mondialistes » », Ouest-France, 5 février 2017.

[8Près de 60% du total, selon l’OIT, et la quasi-totalité si on considère les personnes en âge de travailler (15 ans et plus) : www.ilo.org.

[9« Dans les pays du Nord, le travail des femmes diplômées n’est souvent possible que parce qu’elles délèguent les activités domestiques toujours inégalement réparties entre les sexes à des femmes migrantes, qui, à leur tour, confient leurs enfants à plus démunies qu’elles. Par effet d’agrégation, ces décisions individuelles ont ainsi donné naissance à des « chaînes de care mondialisées » (C. Ibos, « Quand la garde d’enfants se mondialise », Plein droit, vol. 1, n°96, 2013).

[10D. Pieret, Les frontières de la mondialisation. Gestion des flux migratoires en régime néolibéral, Liège, Presses universitaires de Liège, 2016.


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.