Naïs El Yousfi – Bernard Duterme, dans l’ouvrage L’urgence écologique vue du Sud, vous expliquez que les premières victimes actuelles et à venir du changement climatique ne sont pas celles qui s’en préoccupent le plus. Dès lors, comment faire en sorte que l’aspect environnemental soit pris en compte mondialement sans qu’il soit imposé de manière exogène chez les populations qui ne s’en préoccupent pas ? Est-ce d’ailleurs nécessaire puisque ce sont avant tout les pays riches, pourtant soucieux en apparence du changement climatique, qui polluent, extraient et pillent le plus ?
Bernard Duterme – On constate en effet – c’est d’ailleurs une évidence – que la préoccupation environnementale ou la sensibilité à l’urgence écologique est moins forte là où la pauvreté domine, là où les questions de survie quotidienne l’emportent sur toute autre considération. Pour le dire sous forme de boutade : ventre affamé n’a point d’oreilles… pour le sort des petits oiseaux. Et le fait même d’être régulièrement les premières victimes des changements climatiques ne substitue pas nécessairement, dans les esprits et dans les actes, la volonté de « sauver la planète » à la quête prioritaire du bien-être matériel. En cela, une mobilisation mondiale visant à préserver la biodiversité et à atténuer le réchauffement climatique ne peut être légitime et opérationnelle que si elle prend à bras-le-corps le problème des inégalités, que si elle poursuit dans le même temps justice environnementale et justice sociale.
C’est tout le sens que revêtent les principes du « pollueur/payeur » et des « responsabilités communes mais différenciées » adoptés par l’Organisation des Nations unies dès le Sommet de la Terre de Rio en 1992. Principes en vertu desquels il revient aux principaux pollueurs – historiques et actuels – d’inverser les tendances, à la hauteur de leurs « capacités respectives ». Pour le dire autrement, la priorité est donc moins dans l’imposition du tri sélectif dans les bidonvilles où l’on ne mange pas à sa faim, que dans la redéfinition radicale du mode de production, des canaux d’échange et du niveau de consommation des pays riches.
Or, c’est précisément cette « communauté internationale »-là, élites politiques et économiques confondues, qui traîne aujourd’hui la patte. Qui n’agit pas à la hauteur de ses obligations. Les chiffres sont pourtant clairs. Les « responsabilités » et les « capacités » ont été quantifiées (lire notamment François Polet, « Climat : partager justement le ‘budget carbone mondial’ », https://www.cetri.be/Climat-partager-justement-le). Mais les grands pollueurs restent en deçà ou en retard. Et rechignent à assumer leur « dette écologique », c’est-à-dire à ramener au plus tôt à zéro leurs émissions de gaz à effet de serre et à transférer aux pays pauvres les moyens financiers et technologiques visant non seulement l’adaptation et la couverture des dommages causés par le dérèglement, mais aussi la poursuite de leur développement social et économique sans hausse de leurs émissions.
Naïs El Yousfi – Concrètement, quelles seraient les pistes à explorer pour l’émergence d’une écologie politique mondiale qui soit équitable, dans le sens où elle s’adapterait aux différentes réalités des populations, aux inégalités qui les parcourent ?
Bernard Duterme – Une « écologie politique mondiale équitable », c’est à mes yeux l’autre nom d’une « écologie décoloniale », à savoir une écologie transformatrice qui rompt avec toute forme de domination, coloniale ou néocoloniale, que le Nord (ou plutôt les pays riches) exerce sur le Sud (les pays pauvres). Cette domination Nord-Sud s’exerce précisément aujourd’hui au nom d’une écologie prétendument universelle, mais en réalité libérale, technocratique ou, justement, néocoloniale. L’impératif vert, ce nouveau « principe civilisationnel supérieur », fonctionne comme instrument renouvelé d’assujettissement des économies du Sud aux intérêts (des multinationales) du Nord, et tend dès lors à creuser davantage encore les écarts.
Concrètement, pour les partenaires du CETRI au Sud et les auteurs·trices de L’urgence écologique vue du Sud (https://www.cetri.be/Les-cinq-dilemmes-de-la-crise), décoloniser l’écologie, c’est identifier et rompre avec la plupart des politiques du « capitalisme vert », comme par exemple ces politiques de conservation (la mise sous cloche d’« aires protégées », fermées aux populations locales mais ouverte aux écotouristes), ces politiques de compensation, d’extraction (les plantations de « fast wood », espèces d’arbres à croissance rapide, en échange de droits de polluer ; les monocultures, ces « déserts verts », destinées à l’exportation et à la production de biocarburants…), ou encore ces politiques de dépossession, de privatisation, de financiarisation du « vivant », de valorisation du « capital naturel » (l’attribution d’un prix – le coût de la conservation – à telle ou telle fonction écosystémique, pour la sortir de son invisibilité économique et en tirer profit…).
Décoloniser l’écologie revient à rompre avec ces politiques de sécurisation de l’accès aux ressources naturelles par les acteurs dominants au nom du sauvetage de la planète. Et, de façon plus constructive, à promouvoir exactement l’inverse : la priorité au marché interne, la récupération en souveraineté foncière, la redistribution, la relocalisation de l’économie par la déspécialisation des territoires, le protectionnisme solidaire, le contrôle public du crédit et de l’investissement au détriment des industries polluantes et au bénéfice des reconversions énergétiques, le développement de l’agroécologie, etc.
Naïs El Yousfi – Précisément, au sujet de l’agriculture, on remarque au cours des dernières années la présence accrue de pratiques agroécologiques dans les conditions des programmes des bailleurs de fonds du Nord pour des projets agricoles au Sud. Qu’en pensez-vous, peut-on parler d’une forme de néocolonialisme ou s’agit-il d’une opportunité de transferts de compétences « pour le bien » des générations futures ?
Bernard Duterme – Vous le savez, il y a « agroécologie » et « agroécologie ». La première, la transformatrice – oserais-je dire « la décoloniale » ? – est à promouvoir, bien entendu. Dans la mesure où elle se fonde sur une démocratisation des rapports de pouvoir, sur la souveraineté alimentaire et la justice agraire, sur des méthodes de production durables, des chaînes d’approvisionnement courtes et des pratiques respectueuses de l’environnement, des identités et des cultures locales, son potentiel pour améliorer les systèmes alimentaires est considérable. Plus encore lorsqu’elle est portée par des mouvements et des organisations paysannes du Sud. La seconde en revanche, l’agroécologie de façade, « l’agroécologie bidon » pour reprendre le titre d’un récent dossier du Transnational Institute (https://www.tni.org/en/node/25167), est à proscrire. Elle occupe pourtant le haut du pavé, car portée par des acteurs dominants : de grands groupes privés de l’agrobusiness transnational et des organisations intergouvernementales. Vidée de sa substance transformatrice, elle repeint en vert, moyennant quelques adaptations technologico-écologiques visant des hausses de productivité et l’atténuation des dégâts de l’agro-industrie, un même modèle qui tend à se perpétuer. En cela, oui, cette agroécologie peut être qualifiée de « néocoloniale », pour la simple raison que son application, favorisée par d’importants bailleurs de fonds, a pour conséquence sur le terrain d’aggraver les inégalités, l’exploitation et le déséquilibre des pouvoirs qui sous-tendent le système agroalimentaire actuel (lire notamment l’ouvrage collectif du CETRI, Un système alimentaire à transformer, coordonné par Laurent Delcourt, à paraître en décembre 2021, https://www.cetri.be/-alternatives-sud-151-).
Naïs El Yousfi – De manière générale, quel rôle peuvent jouer les acteurs de la solidarité internationale dans la décolonisation de l’(agro)écologie ?
Bernard Duterme – Si, lorsque vous parlez d’« acteurs de la solidarité internationale », vous pensez d’abord aux ONG belges ou européennes, leur rôle à mon sens réside précisément dans le soutien financier et politique aux acteurs locaux – en Asie, en Afrique et en Amérique latine – de cette agroécologie transformatrice. Prenons par exemple le cas du Guatemala, pays tropical humide d’Amérique centrale dont les sols pourraient nourrir aisément plusieurs fois l’ensemble de sa population. Or, la FAO (l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) nous répète à intervalles réguliers que dans ce pays à la nature luxuriante, un enfant sur deux pratiquement souffre de dénutrition. La proportion est pire encore dans les régions indigènes mayas, sur les hauts-plateaux notamment où la terre manque, et où 75 % à 80 % de la population vivent sous le seuil de pauvreté, voire d’extrême pauvreté. Cette situation désastreuse est le résultat d’un modèle de développement inique – présenté à l’extérieur comme « écoresponsable » pour certaines de ses filières « vertes » – qui consacre les meilleures terres du pays à l’alimentation du marché mondial en matières premières, agricoles et minières pour l’essentiel, au détriment des productions vivrières et de l’accès à la propriété foncière des petits paysans. Le rapport de force y est donc largement défavorable pour ces derniers, et plus encore pour ceux d’entre eux, minoritaires, qui tentent l’agroécologie localement et revendiquent nationalement les conditions – légales, foncières, économiques… – minimales de son développement. La solidarité internationale avec ces acteurs – organisations paysannes, associations indigènes, réseaux nationaux pour la souveraineté alimentaire… – peut être déterminante, dans l’appui financier et le relai politique de leurs luttes pour la défense active des semences indigènes, contre l’utilisation dans les grandes plantations de pesticides interdits en Europe, pour une réforme agraire équitable, contre la libéralisation des cultures transgéniques, etc. À ce titre, l’Accord d’association signé en 2012 entre l’Union européenne et le Système d’intégration centro-américain, pétri sur papier d’intentions sociales et environnementales louables, reste un cadre propice pour y actionner les bons leviers d’action.