On l’aurait presque oublié, mais la pandémie de covid-19 est loin d’être terminée. Selon le dernier rapport hebdomadaire de l’OMS, « après une diminution constante du nombre de nouveaux cas de covid-19 signalés chaque semaine dans le monde depuis la fin du mois de janvier 2022, le nombre de nouveaux cas hebdomadaires a augmenté de 8 % au cours de la semaine du 7 au 13 mars 2022 par rapport à la semaine précédente », avec notamment une augmentation du nombre de cas et du nombre de décès de 29% et 12% pour la seule région du Pacifique occidental [1].
Or, en même temps, l’accès des différentes régions du monde aux vaccins et aux autres ressources permettant de faire face à l’épidémie reste lui aussi particulièrement problématique. Dans les pays à faibles revenus, par exemple, seuls 15% de la population a reçu au moins une dose de vaccin à ce jour, contre 79% dans les pays à hauts revenus [2]. En cause, entre autres, les règles de l’OMC en matière de protection de la propriété intellectuelle. Une situation qui a poussé, dès octobre 2020, l’Inde et l’Afrique du Sud à déposer une proposition de levée temporaire de ces restrictions dans le cadre de la lutte contre la pandémie [3].
Opposition farouche des pays riches
Cette proposition, précisée en mai 2021, a reçu le soutien d’une large coalition d’une centaine de pays (essentiellement) du Sud, ainsi que de nombreux acteurs de la société civile internationale, dont le CETRI [4]. Elle s’est toutefois rapidement heurtée aux réticences des pays du Nord, soucieux, d’abord et avant tout, de protéger les intérêts de leurs puissantes industries pharmaceutiques [5]. À ce petit jeu, c’est d’ailleurs l’Union européenne (UE) qui s’est montrée la plus inflexible, malgré des positions plus conciliantes affichées par plusieurs États membres ainsi que par le Parlement européen. De leur côté, en effet, les États-Unis de Joseph Biden ont fait sensation, au printemps 2021, en se prononçant pour une levée des brevets sur les vaccins [6]. En parallèle, ils sont toutefois restés opposés à bon nombre des demandes reprises dans la proposition de l’Inde et de l’Afrique du Sud.
Pour rappel, celle-ci proposait « de déroger à plusieurs sections de l’ADPIC, afin de traiter la prévention, le confinement et le traitement du covid-19. La dérogation permettrait aux membres de ne pas accorder ou appliquer de brevets (section 5) ou d’autres obligations de propriété intellectuelle sur le droit d’auteur (section 1), les dessins industriels (section 4), et la protection des renseignements non divulgués (section 7) liés aux produits et technologies du covid-19 ». En mai 2021, un texte révisé a également « précisé que le champ d’application s’appliquerait aux produits et technologies de la santé. Il s’agit notamment des diagnostics, des traitements, des vaccins, des dispositifs médicaux et des équipements de protection individuelle destinés à lutter contre le covid-19 ». [7]
Dans ce contexte, l’annonce d’un accord trouvé entre les États-Unis, l’Union européenne, l’Inde et l’Afrique du Sud aurait donc dû faire office de bonne nouvelle [8]. C’est pourtant loin d’être le cas, tant les écarts sont grands avec les objectifs et les ambitions portés par la proposition initiale.
Le pire des positions américaines et européennes
Le texte – qui doit encore être approuvé par l’ensemble des États membres, avec de possibles évolutions entre-temps – permettrait en effet de lever les brevets sur les vaccins pour une période d’au moins trois ans, dans les pays en développement qui ont contribué pour moins de 10% aux exportations de vaccins en 2021 [9]. Ce faisant, pour Melinda ST. Louis de l’ONG Public Citizen, cette proposition reprendrait « le pire des positions américaines et européennes » [10]. Côté américain, en effet, on défendait depuis le début le fait de limiter l’accord aux seuls vaccins, en excluant notamment les traitements et outils de diagnostic (tests). Une position d’autant plus « honteuse », selon ST. Louis, que « le président Biden a récemment fait l’éloge du dépistage et du traitement en tant qu’outils essentiels pour lutter contre la pandémie à ce stade ».
Certes, le texte prévoit la possibilité d’étendre l’accord aux tests et aux traitements six mois après son adoption, mais rien ne garantit que cela sera le cas. Et surtout, rien ne justifie ce délai supplémentaire, alors qu’il a déjà fallu plus de dix-sept mois aux négociateurs pour se mettre d’accord pendant que la pandémie continue de faire des victimes dont beaucoup pourraient être évitées.
Autre exigence américaine qui se retrouve dans le texte, le fait de limiter l’accord géographiquement. En offrant une dérogation aux seuls pays en développement ayant une faible proportion d’exportation, les États-Unis voulaient évidemment éviter de (trop) nuire aux intérêts de leurs propres entreprises exportatrices. La limite de 10% retenue permet également d’ouvrir les bénéfices de l’accord à l’Inde et à l’Afrique du Sud… mais pas à la Chine, qui dispose toujours du statut de pays en développement au sein de l’OMC. Le risque toutefois, toujours selon Public Citizen, c’est de « limiter encore davantage la capacité de développer la fabrication de vaccin dans le monde entier », sans compter que cette disposition risque peu d’être du goût de la Chine.
Un accord qui fait pire que bien
Côté européen, l’UE insiste depuis le début sur la mobilisation des dispositifs de « flexibilité » existants [11], ainsi que sur d’autres mécanismes comme la limitation des restrictions aux exportations. Dans la proposition finalement négociée, elle semble avoir obtenu de limiter les dérogations aux seuls brevets, alors qu’il existe de nombreuses autres restrictions problématiques en matière de propriété intellectuelle. Comme le souligne à nouveau Melinda St. Louis, par exemple, « de nombreux vaccins et médicaments clés contre le covid-19 sont protégés par un épais maillage de droits de propriété intellectuelle, et pas seulement par un ou deux brevets ».
En outre, si le texte prévoit des facilités supplémentaires par rapport aux flexibilités déjà existantes, il impose aussi des contraintes qui n’existaient pas jusque-là (à l’image des restrictions géographiques), poussant dès lors Public Citizen et d’autres organisations et/ou observateurs [12] à considérer que non seulement cet accord « échoue à faire progresser l’accès mondial aux technologies de santé liées au covid » mais qu’il pourrait même « en fait, marquer un recul par rapport aux règles existantes ». Et St. Louis de conclure qu’« en l’état, cette proposition n’aiderait personne d’autre qu’une OMC en difficulté, et devrait être rejetée ».
L’OMC souffle (un peu)
St. Louis a raison de rappeler que c’est peut-être finalement l’OMC qui a le plus à gagner dans cet accord. Avant même le covid, l’organisation faisait face à une grave crise existentielle liée à l’échec du Round de Doha en 2003 et aggravée, plus récemment, par le blocage du mécanisme d’appel par les États-Unis, désireux d’inverser des « évolutions » qu’ils estiment contraires à leurs intérêts [13]. La pandémie est venue compliquer encore plus la situation. D’abord, en désorganisant complètement les flux commerciaux internationaux. Ensuite, en empêchant par deux fois l’OMC d’organiser sa douzième conférence ministérielle, durant laquelle toute une série d’initiatives devaient être discutées pour essayer de sortir de l’impasse.
Le blocage autour de la proposition de dérogation à l’ADPIC déposée par l’Inde et l’Afrique du Sud en octobre 2020 a donc été d’autant plus mal vécu qu’il mettait à nouveau en lumière les divisions profondes qui existent au sein de l’OMC, tout en empêchant l’organisation d’avancer sur d’autres dossiers, faute de solution sur celui-ci. On comprend donc que l’accord intervenu entre les principaux protagonistes soit vécu comme un soulagement, même si, encore une fois, rien ne dit qu’il sera validé par les autres membres, du moins en l’état. Quant à savoir s’il bénéficiera réellement aux pays et aux populations qu’il était censé aider, rien n’est moins sûr…