Il y a quelques semaines, le CETRI rejoignait quelques 400 organisations de la société civile internationale pour en appeler à l’arrêt de toutes négociations commerciales internationales durant la pandémie [1]. L’appel visait en particulier la poursuite de négociations controversées à l’OMC sur les subventions à la pêche, sur les disciplines relatives à la réglementation intérieure ou encore sur la facilitation des investissements, par exemple. Des négociations dont le CETRI et les autres signataires craignaient qu’elles se poursuivent dans des conditions qui pénaliseraient tout particulièrement les intérêts du Sud.
Mais la pandémie est également l’occasion pour certains pays du Nord et/ou grandes organisations internationales de défendre de nouvelles règles commerciales. Parmi celles-ci, on retrouve la libéralisation permanente du commerce de certains biens à usages médicaux ou encore des produits agricoles, l’interdiction des mesures de restrictions aux exportations qui frappent ces mêmes produits ou encore la libéralisation du « commerce électronique » et, en particulier, de la circulation transfrontière des données.
À en croire leurs promoteurs, ces mesures visent toutes à mieux répondre, à l’avenir, aux chocs comme celui que nous traversons actuellement, en insistant sur la nécessité de s’en remettre à davantage de coopération internationale, et non pas à moins. Pour trois chercheurs du Centre Sud qui viennent de publier une note sur le sujet [2], ces nobles objectifs cachent toutefois une réalité bien différente. Selon eux, en effet, certaines des mesures envisagées peuvent effectivement avoir leur intérêt à court terme pour lutter contre la pandémie et ses conséquences. À moyen-long terme, néanmoins, elles se révéleraient surtout bénéfiques aux pays du Nord, qui les défendent actuellement, avec des conséquences beaucoup plus problématiques pour le Sud.
Une « libéralisation » qui profiterait surtout aux pays exportateurs
Prenons d’abord les mesures de libéralisation des biens médicaux ou agricoles. Que certains pays décident de faciliter l’importation de ces biens dans le cadre de la pandémie (notamment en diminuant les tarifs douaniers) ne signifie pas qu’il serait dans leur intérêt à long terme de rendre ces mesures permanentes. Les auteurs soulignent d’ailleurs que les pays qui défendent cette mesure ont tendance à être des exportateurs nets dans ces catégories de produit, à l’image de l’Union européenne pour les biens d’équipement médicaux. Supprimer définitivement les tarifs dans ces domaines risquerait donc de renforcer les asymétries existantes, en privant de nombreux pays du Sud d’un outil clé pour construire leur propre autonomie stratégique dans le domaine médical et/ou agricole. Et ce dans un contexte où de nombreux pays du Nord annoncent en parallèle vouloir eux-mêmes (ré)investir massivement dans ces secteurs clés…
À l’inverse, l’assouplissement des règles existantes en matière de protection de la propriété intellectuelle pourrait avoir un effet beaucoup plus bénéfique à la fois à court et à long terme pour les pays du Sud du point de vue de leur autonomie sanitaire [3], mais cette option est pratiquement absente du débat, tant elle heurte directement les intérêts des pays et des entreprises les plus riches.
Un outil en faveur de la sécurité alimentaire
Toujours en ce qui concerne les biens médicaux et les produits agricoles, on voit également se multiplier depuis quelques semaines les appels à en interdire les restrictions aux exportations. 53 pays auraient en effet déjà adopté ce type de mesures dans le domaine médical et 21 dans le domaine agricole pour faire face à la pandémie. Or, comme le soulignait notamment le directeur général de l’OMC, Roberto Azevedo, récemment, ces restrictions peuvent faire pire que bien à l’échelle internationale, en perturbant le fonctionnement des chaînes d’approvisionnement mondiales et en pénalisant tout particulièrement les États les plus pauvres et les plus démunis [4].
Sans nier ces risques, les auteurs de l’étude rappellent toutefois que les restrictions aux exportations peuvent être un outil clé au service de la sécurité alimentaire dans les pays du Sud. Elles sont d’ailleurs autorisées par l’OMC précisément pour faire face à des situations comme la pandémie actuelle. Les auteurs s’étonnent donc des propositions visant à les bannir purement et simplement, d’autant que même en leur absence, des pays en état de vulnérabilité alimentaire ne sont pas garantis de pouvoir acheter des biens agricoles dont les prix seraient en train de flamber. Pour les auteurs, plus que des mesures en matière de restriction aux exportations, ce dont les pays du Sud ont dès lors besoin, ce sont de mesures leur permettant de construire « un secteur agricole durable, productif et résilient », notamment en corrigeant les distorsions actuelles dans le commerce agricole.
Opportunisme numérique
Enfin, les partisans de règles contraignantes en matière de (dé)régulation du commerce électronique [5] cherchent également à profiter de la crise actuelle pour faire avancer leur agenda. Pour ce faire, ils s’appuient sur le rôle joué par les technologies numériques dans la gestion de la crise et de ses conséquences pour défendre la libéralisation des services en ligne ou encore la libre circulation des données à travers les frontières, ainsi que la conclusion des négociations sur ce point dans le cadre de l’OMC.
Pour les auteurs du Centre Sud, toutefois, ici encore, les risques sont nombreux pour les pays du Sud, avec des avantages pour le moins incertains. Ils soulignent en particulier l’ampleur de la fracture numérique qui continue de séparer la majorité des pays du Sud et ceux du Nord, que ce soit en termes d’infrastructures ou de moyens humains et financiers, par exemple. Or, les règles proposées menaceraient d’aggraver ces inégalités, à la fois en creusant les écarts et en privant les États les moins bien dotés des instruments et de la latitude politiques nécessaires pour tenter de les combler. Comme l’indiquent les auteurs, ces États devraient, au contraire, défendre leur souveraineté numérique et se ménager les espaces politiques nécessaires pour protéger et développer leur propre industrie numérique. Des réflexions en ce sens pourraient d’ailleurs être défendues au sein même de l’OMC, que cela soit dans le cadre du programme de travail de 1998 sur le « commerce électronique » ou encore des discussions qui entourent régulièrement le moratoire sur les tarifs imposés aux transmissions numériques [6].
Se méfier des « fausses bonnes idées »
Quoi qu’il en soit, l’enseignement principal à tirer de cette note du Centre Sud, c’est qu’il faut se méfier des fausses bonnes solutions brandies à l’heure actuelle pour répondre aux nombreux défis soulevés par la pandémie de coronavirus. Comme le soulignent de plus en plus d’observateurs critiques, le risque aujourd’hui n’est peut-être pas tant d’en revenir au monde d’avant, que d’en revenir à un monde pire qu’avant… Nombreux sont ceux, en effet, qui souhaitent profiter de cette crise pour impulser « un nouveau départ », mais tous n’ont pas forcément en tête l’intérêt du plus grand nombre, loin de là [7].
Dans le domaine commercial et des rapports Nord-Sud, il faut en particulier faire la distinction entre des mesures qui peuvent avoir leurs avantages à court terme pour lutter contre la pandémie – à l’image de la baisse des tarifs sur certains biens médicaux ou encore d’une meilleure coordination pour freiner les restrictions « abusives » aux exportations – et leur incidence à long terme, laquelle pourrait bien aggraver, plutôt que corriger, les inégalités mondiales actuelles.