Version longue d’une carte blanche de François Polet publiée dans Le Vif.
L’incorporation du registre des droits humains dans les relations internationales s’est accentuée à la fin de la guerre froide, durant laquelle tout ou presque était pardonné aux régimes de son propre camp. Comme Bertrand Badie l’avait bien mis en évidence au début des années 2000, cette rencontre entre la diplomatie et les droits de l’homme paraît à bien des égards contre-nature : d’un côté les États ont historiquement envisagé leurs relations externes sous le seul angle de la puissance, des intérêts, de la sécurité nationale, de l’autre les partisans des droits de l’homme raisonnent en termes de valeurs, d’universalité, de droits s’imposant à l’État souverain. [1] Un soupçon entache donc le recours par les États au langage des droits de l’homme au-delà de leurs frontières – quelles sont donc les arrière-pensées géopolitiques de ces critiques, de ces sanctions, de ces interventions militaires déployées au nom des droits de la personne, de la femme, des minorités religieuses ou sexuelles ?
Ce soupçon est particulièrement prononcé dans le chef des États de l’ex- « Tiers monde », dont les représentants considèrent que, les pays occidentaux pilotant la prolifération de ces nouvelles normes internationales, celles-ci risquent d’entériner des rapports de forces internationaux leur étant franchement défavorables depuis la fin du dialogue Nord-Sud et les crises de la dette davantage que de contribuer à leur remise en cause. Bien sûr, les réticences de bien des leaders du Sud reflètent aussi leurs pauvres « performances » en termes de respect des droits humains, mais il est trop court de réduire ce scepticisme à un réflexe de despote. Le sentiment que les nouvelles instances et juridictions internationales, en dépit de leur mandat universel, demeurent soumises dans leur fonctionnement concret au jeu des puissances s’appuie sur des manifestations trop nombreuses de « deux poids - deux mesure » - de Guantanamo à la Palestine. Et le souvenir des crimes coloniaux est trop vivant pour accorder du crédit aux hérauts occidentaux d’un nouvel ordre international fondé sur les dignités individuelles.
Un courant d’universitaires et de juristes des pays du Sud s’emploie à mettre en évidence la dimension « impériale » du droit international. Pour les animateurs des Third World Approach of International Law, l’architecture juridique internationale dans ses différentes dimensions porte excessivement la marque des intérêts et des valeurs des anciennes puissances impériales. Elle s’enracine dans la rencontre entre « l’Occident et le reste du monde », tout autant, voire davantage, que dans la dynamique des rapports entre nations européennes. En d’autres mots, elle est fonctionnelle à l’hégémonie des pays occidentaux et contribue à maintenir les pays du Sud global dans un statut d’infériorité juridique, politique et économique. Les intérêts matériels comme les préoccupations éthiques des peuples du Sud sont sous-représentés dans les abstractions universelles sur lesquelles est fondé le droit international.
Les principaux inspirateurs des TWAIL n’en concluent pas pour autant que le droit international est une mystification qu’il s’agit uniquement de détruire. Comme le soulignait Buphinder Chimni dans un texte fondateur de ce courant de pensée, il s’agit tout à la fois d’éviter les pièges de l’optimisme libéral et du pessimisme d’une certaine gauche anti-impérialiste. [2] Les premiers considèrent que l’institutionnalisation d’une justice supranationale est en soi une bonne chose, que l’application impartiale de principes neutres s’imposant aux nations et aux individus est facteur de progrès vers la justice mondiale. Les seconds estiment qu’au contraire, le droit international est inexorablement voué à servir les nations les plus riches en ouvrant des brèches dans les souverainetés des nations ex-colonisées. Un large espace existe entre ces deux visions, selon Chimni, pour lequel le droit international peut, à certaines conditions (géo-)politiques, devenir un outil d’émancipation pour les peuples du Sud et notamment les franges subalternes de ceux-ci.
Dans la pratique, schématiquement, les stratégies de résistance des pays du Sud face à l’établissement d’un régime international des droits de l’homme ont emprunté trois voies. La première est purement défensive et vise à ignorer, affaiblir ou délégitimer les mécanismes considérés comme les plus intrusifs : lorsque des traités ne sont pas signés ou ratifiés, des personnalités inculpées par les juridictions internationales ne sont pas inquiétées ou quand des coalitions sont formées au sein des instances multilatérales pour bloquer l’adoption de résolutions critiques. Ces manœuvres de « human rights spoilers », pour reprendre l’expression d’un ancien directeur de Human Right Watch, sont d’autant plus susceptibles d’être appuyées par les opinions des pays du Sud qu’elles dénoncent un « universalisme » porté par des puissances externes perçues comme dominatrices. Elles sont explicitement favorisées par les puissances révisionnistes que sont la Russie et la Chine, mais aussi, quoiqu’indirectement, par la défiance historique des États-Unis vis-à-vis de la Cour pénale internationale, du Conseil des droits de l’homme ou de l’Assemblée générale des Nations unies.
La deuxième voie est celle de l’appropriation par transformation, qui vise à apporter des modifications au langage des droits humains pour atténuer son caractère eurocentré et y introduire des références morales et identitaires propres. C’est dans cette perspective postcoloniale du « faire sien » qu’il faut envisager des initiatives régionales telles que la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples – qui insiste sur les valeurs de la civilisation africaine, les devoirs de l’individu envers la collectivité et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes – ou l’adoption en 2009 par le Conseil des droits de l’homme, sous l’impulsion des pays musulmans, d’une résolution condamnant la diffamation des religions.
Si bien des observateurs occidentaux voient dans ces accommodements une régression « relativiste », il faut plutôt y voir des tentatives « d’universaliser l’universel », pour reprendre l’expression de Bachir Diagne. A un niveau moins civilisationnel, les pays du Sud global ont été et sont toujours particulièrement engagés dans la promotion, au sein des enceintes onusiennes, des droits humains économiques et sociaux, du droit au développement, du droit à l’alimentation, de la lutte contre l’impunité des multinationales, etc.
La troisième forme de résistance est celle, proactive, de l’appropriation par utilisation des instruments existants du droit international des droits de l’homme. En d’autres termes, il s’agit d’utiliser les potentialités progressistes des textes centrés sur les droits des individus pour lutter contre les situations d’injustice nées de la domination politique Nord-Sud. La démarche de l’Afrique du Sud devant la Cour de justice internationale ressort indéniablement de ce registre. Au-delà du débat technico-juridique autour de l’application du concept de génocide au massacre de masse à huis clos en cours, ce qui se joue à La Haye a une importance majeure pour la légitimité des institutions de la justice internationale dans le monde non occidental. L’interprétation du militant indien Vishay Prashad, selon laquelle « le Sud global traîne Israël devant les tribunaux », si elle est abusive dans les faits, correspond à une perception largement partagée. A l’heure où l’Europe et (a fortiori) les États-Unis fragilisent dangereusement l’édifice de la justice internationale en refusant de sanctionner Israël, la démarche de l’Afrique du Sud, pourrait contribuer à le (re-)légitimer aux yeux du reste du monde. Au-delà de l’objectif immédiat de la fin des bombardements, l’enjeu est donc considérable en termes vivre-ensemble mondial.





