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Colombie : enjeux et tensions autour des consultations populaires

Les consultations populaires sur des projets miniers et pétroliers se sont multipliées en Colombie. Elles sont au cœur de débats juridiques et politiques. Mais une récente décision de la Cour constitutionnelle les remet en cause.

D’un côté, une Constitution parmi les plus démocratiques du continent, accordant des droits importants aux communautés indigènes et afro-colombiennes, le développement récent des consultations populaires autour des projets miniers et pétroliers, et, depuis peu, l’interdiction du mercure [1] . De l’autre, des Accords de paix qui n’en finissent pas de trahir leurs promesses, la déforestation qui s’accélère, et la répression généralisée envers les défenseurs de la terre. À tout cela, vient encore s’ajouter la récente sentence de la Cour constitutionnelle, qui met en péril aux consultations populaires. Comment comprendre les visages contradictoires que nous montre la Colombie ?

Consultation populaires

Le boom des matières premières a eu sur tout le continent latino-américain, des conséquences massives, qui se sont traduites par la multiplication et l’intensification des conflits socio-environnementaux. En Colombie, particulièrement riche en pétrole, en carbone et en or, face à l’intensification extractiviste [2] , et sous la pression des organisations sociales, s’est mis en place, ces dernières années, un mécanisme de participation populaire locale : la consultation de la population sur les projets miniers et hydrocarbure sur son territoire. Depuis, tant le processus lui-même que le résultat de la consultation – contraignant ou indicatif – font l’objet d’âpres discussions.

Ces dernières années, une dizaine de ces consultations ont été réalisées sur l’ensemble du territoire colombien. Leurs caractéristiques communes ? Un taux de participation élevé et un rejet massif (supérieur à 90%) de l’exploitation minière et pétrolière [3] . Cependant, le 11 octobre 2018, la Cour constitutionnelle, en se prononçant sur la consultation réalisée dans la municipalité de Cumaral hypothèque gravement ce dispositif.

Le 4 juin 2017, les habitants et habitantes de Cumaral, département du Méta, étaient invités à répondre à la question : êtes-vous d’accord que se mettent en œuvre, sur le territoire de la municipalité, des activités extractivistes d’exploitation sismique, de perforation exploratoire et de production d’hydrocarbure ? Sur les 7.658 personnes qui participèrent à la consultation, 7.475 (soit plus de 97%) votèrent « Non ». La multinationale pétrolière Mansarovar (un consortium indo-chinois), qui avait un contrat d’exploration, a alors saisi la Cour constitutionnelle ; laquelle a statué que cette consultation, pourtant validée par le tribunal administratif du Méta, n’avait aucune légitimité pour interdire l’exploitation minière et pétrolière.

Quelles sont les raisons mises en avant par la plus haute Cour de Colombie ? En premier lieu, le fait que c’est la nation qui est propriétaire du sous-sol, et qu’il revient, en conséquence, à l’État d’en déterminer son utilisation. Ensuite, les consultations populaires ne constituent pas, selon elle, un mécanisme légitime pour freiner ou interdire des projets extractifs. Enfin, il revient au Congrès, aux régions et aux communautés de se concerter pour mettre en place un mécanisme qui respecte les intérêts de chacun [4] .

Retour à la case départ ?

Cette décision de la Cour constitutionnelle sanctionne-t-elle la fin des consultations populaires ? Plutôt un frein à celles-ci, un point de basculement, selon Mauricio Tascon, chercheur au sein de l’ONG colombienne Ambiente y Sociedad. « Une grande régression pour les droits des populations, qui crée un précédent permettant au gouvernement de limiter ou d’en finir avec une expérience pionnière en termes de démocratie participative et directe » renchérit Karla Díaz, également chercheuse au sein de cette ONG [5] .

Selon le premier, « la consultation populaire répond à un vide démocratique », tandis que la seconde entend replacer la sentence dans son contexte : « il faut cesser de voir la Cour comme une entité suprême en-dehors de la société. Elle est traversée de dynamiques politiques et fait l’objet d’un lobby intense ». C’est, dès lors, moins le texte de la Constitution qui est en jeu, que son esprit et, surtout, son effectivité, à travers la jurisprudence et l’application des principes sur lesquelles elle se base.

« La décision de la Cour ne nous surprend pas dans le panorama politique actuel, continue Karla Diaz. Elle confirme le processus de centralisation et la posture d’un État, qui répond aux exigences des entreprises. Mais si elle ne surprend personne, cette décision est inquiétante car elle touche au mécanisme qui restait entre les mains des communautés indigènes pour défendre leurs terres et manifester leurs intérêts citoyens. Tout ça s’efface devant l’intérêt ‘général’, ‘national’ de la mine ».

Ainsi, la sentence controversée de la Cour expose en plein jour les visions contradictoires des projets de société, ainsi que les forces antagonistes qui se disputent l’usage de la terre en Colombie. Loin d’offrir un compromis entre ces acteurs et de régler ces questions, pourtant à la source du conflit armé colombien, les Accords de paix de 2017 semblent avoir mis en suspens leur résolution [6] . Un suspens qui, dans un contexte de concentration des terres et de fièvre extractiviste, s’avère tout relatif et se délite de manière accélérée…

Entre le 1er janvier et le 30 novembre 2018, 164 dirigeants sociaux ont été assassinés en Colombie (126 en 2017) ; la majorité pour défendre la terre et l’environnement [7] . L’accaparement des terres, les conflits socio-environnementaux et la déforestation se sont accrus ces dernières années. En 2017, près de 220.000 hectares de forêts avaient disparus ; 23% de plus qu’en 2016, et sûrement moins qu’en 2018 [8]

Paradoxalement, la démobilisation des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) a accéléré ce triple phénomène d’accaparement, de conflit et de déforestation ; particulièrement dans les zones riches en ressources naturelles, et de production de coca. Les terres contrôlées par les FARC freinaient ou rendaient impossible la mise en œuvre des mégaprojets d’élevage, de monoculture ou extractiviste ; mégaprojets qui constituent la colonne vertébrale de la logique de développement de la classe dominante colombienne.

Maintenant que ces terres sont disponibles, elles sont disputées par les divers groupes armés dont, au premier chef, les para-militaires [9] . Ceux-ci, liés aux grands propriétaires et à l’État, font ce qu’ils ont toujours fait : ils frayent un chemin direct aux investissements, « pacifient » le champ social, et « nettoient » les territoires des mouvements paysans, indigènes et afro-colombiens, des organisations sociales et syndicales, qui constituent autant de freins et d’obstacles, et sont porteurs d’un autre projet de société. Soit la continuation d’une guerre qui ne dit pas son nom.

Un débat de fond

La décision de la Cour constitutionnelle du 11 octobre 2018 soulève nombre de questions, notamment quant au processus de décentralisation et au principe de subsidiarité. Mais, plus fondamentalement, elle remet en avant la triple question structurelle que la guerre a voulu trancher – et continue de trancher – au détriment de la majorité des Colombiens et Colombiennes : la terre, la société et l’État.

Si la nation est propriétaire du sous-sol, c’est bien l’État qui est chargé d’en fixer son utilisation. Mais cela suppose de définir les contours et les entités qui composent cet État-nation. À une définition étroite, bureaucratique et élitiste, réduisant celui-ci à son appareil centralisé, contrôlé par la classe dominante, s’oppose une vision plus intégrée et hybride, qui fait des autorités locales, et, en-deçà, des communautés indigènes et afro-colombiennes, du peuple colombien lui-même, les composantes à part entière de l’État-nation.

Par prolongement, ce qui est en jeu, c’est bien les contours de l’intérêt général. Et, en fonction de celui-ci, les mécanismes pour déterminer et arbitrer les divers usages de la terre et des ressources naturelles, en fonction des différents projets de société. La sentence de la Cour constitutionnelle consacre ainsi l’alignement de l’État sur le projet néolibéral et extractiviste à l’œuvre depuis des décennies. Et le refus conséquent de toute consultation populaire, en tant que voie pour les peuples qui composent la Colombie de récupérer les terres et la nation qui leur ont été confisquées, et, ainsi, de réaffirmer et de réinventer la souveraineté populaire.

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Notes

[1Le mercure, produit particulièrement toxique, est utilisé, principalement par les mineurs traditionnels, pour l’extraction de l’or. La prohibition de son utilisation est devenue effective en juillet 2018 ; elle n’en soulève pas moins toute une série de problèmes – pour sa mise en œuvre, notamment. Lire Antonio José Paz Cardona, « Colombia prohíbe el uso de mercurio en la minería », 20 juillet 2018, https://es.mongabay.com/2018/07/colombia-prohibe-uso-de-mercurio-en-mineria/.

[2Extractivisme entendu comme l’exploitation intensive et en quantité importante de ressources naturelles, peu ou pas transformées, majoritairement destinées à l’exportation. Eduardo Gudynas, Extractivismos. Ecología, economía y política de un modo de entender el desarrollo y la Naturaleza, Cochabamba, Claes – Cedib, 2015.

[3« Los 9 municipios que le dijeron No a la minería usando la consulta popular », Semana, 12 octobre 2018, https://sostenibilidad.semana.com/medio-ambiente/articulo/los-9-municipios-que-le-dijeron-no-a-la-mineria-usando-la-consulta-popular/41872

[4« 10 puntos clave del fallo de la corte que le pone freno a las consultas populares », Semana, 12 octobre 2018, https://www.semana.com/nacion/articulo/10-puntos-clave-del-fallo-de-la-corte-que-le-pone-freno-a-las-consultas-populares/586574.

[5Entretien réalisé à Bogota le 26 novembre 2018.

[6Frédéric Thomas, « Le labyrinthe colombien », Cetri, 17 novembre 2016, https://www.cetri.be/Le-labyrinthe-colombien.

[8Antonio José Paz Cardona/Mongabay Latam, « Hidroituango, deforestación y líderes amenazados : el balance ambiental de Colombia en el 2018 », Semana, 19 décembre 2018, https://sostenibilidad.semana.com/medio-ambiente/articulo/hidroituango-deforestacion-y-lideres-amenazados-el-balance-ambiental-de-colombia-en-el-2018/42421

[9Javier Giraldo M., « Paz en Colombia ? », http://www.javiergiraldo.org/.


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.