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Chine et Sud global : une relation coloniale ?

L’essor économique et géopolitique de la Chine s’accompagne d’accusations de « néocolonialisme » pour décrire ses relations avec les autres pays du Sud. En face, Pékin préfère parler de « coopération Sud-Sud » et de relations « gagnant-gagnant ». La réalité est moins binaire. Elle dépend notamment de la capacité de mobilisation et de coordination d’un Sud dont on oublie trop souvent qu’il n’est pas un récepteur passif des politiques chinoises.

L’essor de la Chine n’en finit plus de faire parler de lui, et en particulier la rivalité croissante qu’il induit avec les États-Unis [1]. Mais un autre aspect mérite que l’on s’y attarde : les conséquences de cette montée en puissance sur les relations entre la Chine et le Sud global [2]. En l’espace de quarante ans, la Chine est passée de pays du Tiers-Monde au statut de candidate potentielle au rôle de première puissance mondiale. Son PIB a été multiplié par trente-sept et devrait bientôt dépasser celui des États-Unis. C’est même déjà le cas depuis 2014 si on le calcule en parité de pouvoir d’achat. Sur la même période, près d’un milliard de Chinois·es sont sorti·es de l’extrême pauvreté. Aujourd’hui, la Chine fait jeu égal, voire dépasse les États-Unis dans un nombre croissant de domaines. En 2019, pour la première fois, elle a rentré plus de demandes de brevets que les Américains auprès de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle. Et en 2020, elle comptait, également pour la première fois, plus d’entreprises que les États-Unis dans le classement des 500 plus grosses entreprises multinationales du monde.

Cet essor s’accompagne d’ambitions géopolitiques de plus en plus affirmées, en particulier depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping en 2012. Considéré comme le dirigeant chinois « le plus puissant depuis Mao » (Frenkiel, 2015), ce dernier s’est lancé dans une politique de concentration et de durcissement du pouvoir qui doivent achever de rendre à la Chine sa « véritable » place dans le monde. Cette ambition passe également par l’adoption de programmes phares tels que les « Nouvelles routes de la soie » ou encore « Made in China 2025 ». Et plus largement, par l’abandon définitif du « taoguang yanghui » (littéralement « fuir la lumière et rechercher l’obscurité ») cher à Deng Xiaoping et qui a largement inspiré la diplomatie chinoise depuis le début des réformes dans les années 1980. Aujourd’hui, la Chine n’hésite plus à défendre ouvertement ses intérêts, y compris militairement, et elle revendique de plus en plus un ordre mondial alternatif au sein duquel elle occuperait une place (plus) centrale.

Des relations avec le Sud de plus en plus déséquilibrées

Présentées par la Chine comme une chance pour les pays du Sud, ces évolutions s’accompagnent toutefois, pour l’heure, de relations économiques – et souvent politiques – de plus en plus déséquilibrées. La demande chinoise a certes offert à de nombreux pays en développement de nouveaux débouchés tout en tirant les prix des matières premières vers le haut, mais au risque d’enfermer ces pays dans une (re)spécialisation problématique de leur économie dans l’exportation de ressources naturelles ou de produits agricoles. En outre, si la Chine représente aujourd’hui le principal partenaire commercial de la plupart des pays d’Amérique latine, d’Afrique et d’Asie, l’inverse n’est pas vrai. L’Afrique et l’Amérique latine se classent notamment derrière l’Asie, l’Europe et l’Amérique du Nord dans la liste des principaux partenaires commerciaux de Pékin. Et si l’ASEAN occupe aujourd’hui la tête de ce classement, ce n’est évidemment pas le cas de ses États membres pris individuellement. Enfin, pour ne rien arranger, ces dernières années, les trois grandes régions du Sud ont enregistré un déficit commercial croissant vis-à-vis de la Chine.

Cette situation pousse dès lors de plus en plus d’observateurs à dénoncer l’existence d’un « nouveau colonialisme » (et/ou impérialisme) chinois vis-à-vis du Sud (Blanchard , 2018 ; Madeleine et Chan, 2018 ; Etzioni, 2020). Outre les asymétries que nous venons de détailler, ces attaques s’appuient également sur un ensemble de politiques qui ont pour effet de renforcer les relations de dépendance et d’exploitation entre la Chine et le Sud. Comme le souligne par exemple le chercheur Jean-Marc Blanchard : «  En effet, les caractéristiques générales des relations de la Chine avec de nombreux pays ressemblent aujourd’hui beaucoup aux relations des puissances coloniales européennes avec les pays d’Afrique et du Moyen-Orient aux XIXe et XXe siècles. On assiste, entre autres, à l’échange de produits primaires contre des produits manufacturés chinois, à la domination de l’économie locale par la Chine, à l’endettement croissant de ces pays vis-à-vis de la RPC, à l’influence accrue de la Chine sur les dynamiques politiques, culturelles et sécuritaires locales et à la présence de Chinois vivant dans leurs propres « enclaves d’expatriés » » (Blanchard, 2018).

Des relations « gagnant-gagnant » ?

En face, toutefois, sans nier l’existence de déséquilibres, la Chine insiste plutôt sur sa volonté de promouvoir des partenariats, de la « coopération Sud-Sud » et, plus largement, de développer des relations « gagnant-gagnant » avec le monde en développement (Carrozza, 2021). Pour ce faire, elle met en avant le fait qu’elle incarne souvent une alternative bienvenue pour les pays qui cherchent à se dégager des diktats économiques et politiques des États occidentaux et des principales institutions internationales. C’est d’autant plus le cas que les financements chinois, par exemple, ne s’accompagnent pas des mêmes conditionnalités draconiennes que celles imposées par des institutions comme la Banque mondiale ou le FMI. Et Pékin est également connue pour sa disposition à financer les projets d’infrastructure qui font largement défaut dans de nombreuses régions du Sud, y compris lorsque ces projets apparaissent trop risqués (ou peu rentables) pour des opérateurs privés ou publics occidentaux (Bello, 2019).

Comme souvent avec des débats aussi polarisés, la réalité se trouve quelque part entre les deux extrêmes. D’un côté, en effet, nous l’avons dit, difficile de nier les asymétries croissantes qui caractérisent les relations économiques et politiques entre la Chine et le Sud. Des asymétries qui ne sont pas des « anomalies » ou de simples « déséquilibres » à corriger, comme voudrait le faire croire Pékin. Elles résultent en effet de politiques et de stratégies qui visent délibérément à renforcer sa puissance économique et politique, y compris au détriment du Sud, à travers la conquête de nouveaux marchés, la sécurisation de ses approvisionnements en matières premières ou encore l’obtention d’allégeances politiques plus ou moins contraintes. Plus fondamentalement, ces politiques s’inscrivent aussi dans la conviction de nombreuses élites chinoises d’incarner une civilisation plurimillénaire vouée à récupérer sa position légitime au centre d’un ordre mondial qu’elles perçoivent comme « naturellement » hiérarchique (Hoang, 2021), dans une logique qui fait écho à la « destinée manifeste » qui a historiquement sous-tendu l’impérialisme américain, ou plus largement la « mission civilisatrice » de l’Occident.

Un constat à nuancer

Pour autant, parler d’un « néocolonialisme » ou d’un nouvel impérialisme chinois peut se révéler trompeur pour différentes raisons. D’abord, parce que si l’ascension économique et géopolitique chinoise a été impressionnante ces dernières décennies, il ne faut pas pour autant la surestimer (Leterme, 2021a). Rapporté au nombre d’habitants, le PIB chinois ne la classe plus « que » comme un pays à revenus intermédiaires, par exemple. Et malgré ses succès (ou parfois à cause d’eux), le pays continue de faire face à des défis économiques et sociaux redoutables. De la même façon, si son importance géopolitique s’est incontestablement renforcée, la Chine reste loin aujourd’hui d’égaler la puissance hégémonique américaine. Celle-ci peut notamment encore compter sur sa suprématie militaire incontestée, mais aussi sur le rôle toujours central du dollar dans le système financier international. D’un point de vue économique et politique, la Chine fait donc encore partie sous certains aspects d’un Sud dont elle partage d’ailleurs largement l’histoire et l’héritage, ce qui, selon Loong Yu, par exemple, en ferait de toute façon une puissance impériale d’un genre particulier : «  la Chine est le premier pays impérialiste qui était auparavant un pays semi-colonial. C’est très différent des États-Unis ou de tout autre pays impérialiste. Nous devons en tenir compte dans notre analyse pour comprendre comment la Chine fonctionne dans le monde » (Loong Yu, 2021).

Ensuite, parce que la spécificité chinoise par rapport à l’Occident se marque également dans le fait que, pour l’heure en tout cas, son ascension économique et géopolitique s’est très largement réalisée sans qu’elle ait eu besoin d’avoir recours à la violence armée, comme le souligne notamment Walden Bello : « La force et la violence, qui ont joué un rôle si central dans l’établissement des relations commerciales et d’investissement des États-Unis et de l’Europe avec le monde en développement, ont été absentes des 25 années d’expansion du commerce et des investissements mondiaux de la Chine. On ne trouve tout simplement pas d’équivalent à la lutte violente pour les colonies que les puissances occidentales ont menée à la fin du XIXe siècle en Afrique, ni de cas de diplomatie de la canonnière à laquelle la Grande-Bretagne et les États-Unis ont eu recours en Amérique latine. Il y a eu des cas d’abus de main-d’œuvre, de destruction de l’environnement et de préférence pour les Chinois plutôt que pour les travailleurs locaux, mais nous ne voyons rien dans le dossier de la Chine qui corresponde aux actions secrètes de la Central Intelligence Agency pour renverser Jacobo Arbenz au Guatemala, Mossadegh en Iran et Salvador Allende au Chili dans la seconde moitié du 20e siècle » (Bello, 2019).

Le Sud comme acteur à part entière

Enfin, les analyses de la Chine en tant que nouvelle puissance coloniale et/ou impériale ont également tendance à réduire les pays du Sud au rôle de victimes passives des politiques chinoises. Pourtant, comme le souligne encore Bello, les pays du Sud, y compris parmi les plus vulnérables, ne sont pas totalement dépourvus de marge de manœuvre vis-à-vis de la Chine. Il cite notamment les cas de la Birmanie, du Pakistan ou encore du Népal, trois pays limitrophes étroitement dépendants économiquement et géopolitiquement de la Chine, qui n’ont pourtant pas hésité à annuler purement et simplement des contrats d’infrastructure de plusieurs milliards de dollar pour des raisons allant de clauses jugées trop désavantageuses à l’absence d’appel d’offre en bonne et due forme (Bello, 2021). De son côté, dans une étude portant sur les financements chinois en Afrique dans le domaine des télécommunications (Leterme, 2021b), Gagliardone concluait que « [Les] États africains, plutôt que d’être les bénéficiaires passifs de plans élaborés ailleurs, ont fait preuve d’une remarquable aptitude à utiliser les ouvertures de Pékin dans les secteurs des TIC pour soutenir leurs propres projets de développement » (Gagliardone, 2019). Et l’auteur de rappeler, comme d’autres, que pour beaucoup de pays du Sud, Pékin constitue effectivement une alternative utile vis-à-vis de l’hégémonie occidentale.

Dans ces conditions, difficile donc de catégoriser précisément (et surtout définitivement !) les relations entre la Chine et le Sud global. Les analyses en termes de (néo)colonialisme et/ou d’impérialisme semblent, pour l’heure du moins, devoir être sérieusement nuancées, et il en va de même des analyses qui insistent davantage sur la coopération Sud-Sud et les relations gagnant-gagnant. Une piste alternative consisterait peut-être, comme le suggère Ariel Slipak, à renouer avec l’héritage de la théorie de la dépendance pour envisager les relations entre la Chine et le Sud en termes de « centre » et de « périphérie » : « bien que ne s’imposent pas les contraintes traditionnelles qu’établissent les États-Unis, l’Europe ou les institutions multilatérales, des pratiques également coercitives se mettent en place d’une manière nouvelle, propres à une relation entre un pays périphérique et un pays central. (...) Sous la rhétorique d’une coopération entre « pays en voie de développement », se reproduisent des structures de subordination et de dépendance, caractéristiques des relations entre centre et périphérie » [3].

De la même manière, dans une veine plus politique, l’héritage du mouvement des non-alignés pourrait également être réactivé, notamment pour refuser la logique de « nouvelle guerre froide » qui s’installe entre la Chine et les États-Unis et qui impose de plus en plus au reste du monde de choisir son camp [4]. Une certitude, toutefois, demeure : la Chine n’est jamais aussi « menaçante » pour le Sud que lorsque celui-ci est désuni. Le véritable « défi chinois » posé au Sud global est donc peut-être d’abord celui de l’unité. Comme le souligne Claudio Katz, par exemple, au sujet de l’Amérique latine (mais l’argument peut être étendu aux autres régions du Sud), la possibilité d’utiliser « la Chine pour faire contrepoids à la domination impériale états-unienne (…) dépend d’une politique régionale coordonnée » [5]. Or, l’auteur poursuit en soulignant que cette stratégie ne s’est pas encore développée. Rien n’interdit toutefois de penser que ça puisse finir par être le cas.

Et que s’ouvre alors un nouveau chapitre, plus égalitaire, dans l’histoire complexe des relations entre la Chine et le Sud global.


Notes

[1Lire notamment : « Chine-États-Unis : le choc du XXIe siècle », Manière de Voir, n°170, avril-mai 2020.

[2Sur ce thème, voir le numéro d’Alternatives Sud consacré à la Chine (CETRI, 2021).

[3Cité dans Thomas (2020).

[4Sur ce point, lire, par exemple : Singh (2020)

[5Cité dans Thomas (2020).


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.

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