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Zapatisme

Chiapas : les 20 ans d’une rébellion qui dure

Un bilan en demi-teinte des 20 ans de luttes d’un mouvement qui se veut à la fois libérateur des Indiens de la région et en rupture avec la mondialisation. Par Bernard Duterme, qui depuis des années l’observe et le soutient (RTBF INFO - Opinions).

Vingt ans après le spectaculaire soulèvement zapatiste du 31 décembre 1993, c’est de nouveau l’effervescence chez les Indiens rebelles du Chiapas, dans le Sud-Est mexicain. Lancement des Escuelitas zapatistas ouvertes aux « zapatisants » du monde entier, relance du Congrès national indigène (CNI) qui fédère les peuples indigènes du Mexique en lutte contre l’exploitation minière, agro-industrielle, énergétique, touristique qui mange leurs territoires, mais aussi célébrations en cascade du triple anniversaire de la rébellion : les dix ans de l’autogouvernement de fait, les vingt ans de l’insurrection armée, les trente ans de la fondation de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN).

30 ans, 20 ans, 10 ans…

C’est en novembre 1983 en effet qu’une poignée de guérilleros issus des Forces de libération nationale (FLN), rejoints l’année suivante par cet universitaire qui deviendra le « sous-commandant Marcos », créent l’EZLN au fin fond de l’État du Chiapas, avec la ferme intention, à la mode de Che Guevara, d’y « allumer » la révolution. Marcos et ses camarades ne seront toutefois pas les seuls à « travailler » aux côtés des Mayas tzotziles, tzeltales, tojolabales, choles de la région. Les animateurs sociaux du très concerné diocèse catholique de San Cristobal de Las Casas, dont les frontières coïncident précisément avec la zone d’influence actuelle des zapatistes, sont aussi à l’œuvre dans les villages indigènes.

Dix ans plus tard, forts de ces influences multiples mais contrecarrés dans leurs projets d’émancipation par l’autoritarisme d’une élite locale raciste et par les effets de la libéralisation de l’économie mexicaine, d’importants secteurs de la population indigène du Chiapas vont se soulever en armes (avec les moyens du bord, souvent de vieilles pétoires) dans les principales villes de la région. « Démocratie, liberté, justice !  ». Et ce, le jour même de l’entrée en vigueur des Accords de libre-échange nord-américain (Alena) qui ouvrent les richesses du Mexique aux États-Unis et au Canada. Mais le coup d’éclat zapatiste de la nuit du 31 décembre 1993 fera long feu. Lourdement réprimés, les Indiens insurgés vont rapidement se replier et réintégrer leurs villages. Débutera alors un long processus de militarisation de la région par les autorités, de négociation erratique et de mobilisation pacifique de l’EZLN, au retentissement mondial.

Dix ans plus tard, en 2003, déçus, voire trahis par la non-application des accords de San Andrés (seuls accords signés à ce jour entre gouvernement et rebelles, sur la reconnaissance des droits et cultures indigènes), les zapatistes rendent publique la création de leurs propres organes d’autogouvernement, radicalement étanches aux interventions de l’État, au mal gobierno. C’est l’ « autonomie de fait », celle que la Constitution ne veut pas leur reconnaître. Le mandar obedeciendo (commander en obéissant), ici et maintenant. La pratique politique expérimentée alors dans les villages zapatistes rejette toute forme de confiscation du pouvoir, d’abandon de souveraineté dans des structures en surplomb. Elle s’organise dans la rotation et la révocabilité de tous les mandats, de toutes les « charges » qu’à tour de rôle les délégués indigènes – hommes et femmes – assument bénévolement au sein des cinq « conseils de bon gouvernement », où l’on administre l’autonomie éducative, sanitaire, juridique et, autant que faire se peut, productive et commerciale des communautés rebelles. Le bilan qu’en dressent aujourd’hui les zapatistes eux-mêmes est plutôt positif : en dépit de bien des difficultés, non éludées, les indicateurs sociaux progressent...

La portée mondiale d’un mouvement paradoxal

Toute l’originalité, la force et la faiblesse de la rébellion zapatiste résident dans l’évolution et les réalités auxquelles renvoie ce triple anniversaire. Une avant-garde révolutionnaire léniniste classique fait place à une révolte indienne massive, déterminée, presque suicidaire, qui elle-même, au gré des circonstances, des rapports de force, de rencontres « intergalactiques » avec des bus entiers de rebelles venus du reste du monde, va s’affirmer en un mouvement à la fois ouvert et autonome, radicalement démocratique et profondément identitaire, nationaliste mexicain autant qu’ethnique et altermondialiste, imprégné d’un esprit libertaire, de clés de lecture marxiste, d’une culture chrétienne émancipatrice, d’idéaux féministes et de références mayas. Une addition de combinaisons inédites. Le mouvement zapatiste garde en tout cas le mérite d’avoir donné vie, à partir de son ancrage local, à un idéal éthique et politique désormais universel : l’articulation de l’agenda de la redistribution à celui de la reconnaissance. « Nous sommes égaux parce que différents ».

En cette année d’anniversaires, le sous-commandant Marcos continue à cultiver l’« indéfinition » de la rébellion… tout en balisant la voie, avec ou sans autodérision : « en bas à gauche », en marge de toute représentation politique, en « réseau » avec les luttes « anticapitalistes » d’ici et d’ailleurs. Ses postures lui valent certes quelques inimitiés au sein des gauches mexicaines. Mais la priorité donnée à l’expérimentation d’« une autre manière de faire de la politique » dans les communautés autonomes est aussi le résultat de l’inconséquence des partis mexicains, y compris de gauche, qui n’ont pas respecté, sur le plan national, les accords de San Andrés et, dans le Chiapas, affichent leur hostilité aux bases d’appui de l’EZLN... Au-delà, le contexte demeure extrêmement problématique pour les indigènes de la région, zapatistes ou non. Ils figurent toujours parmi les populations les plus pauvres du Mexique, souvent sans accès aux services de base, marginalisés ou instrumentalisés par un modèle de développement prédateur - « extractiviste », forestier, agricole, touristique... - qui profite des multiples richesses naturelles et culturelles du Chiapas, au détriment de ses premiers habitants.

Bernard Duterme , Directeur du CETRI - Centre tricontinental

Bernard Duterme a présidé la Plateforme européenne d’appui à la CONAI, l’instance de médiation présidée par l’évêque Samuel Ruiz, durant les négociations entre rebelles indiens et gouvernement mexicain (1995-1998). Il a écrit des articles, des dossiers et un livre sur la rébellion zapatiste et participera aux activités du 20e anniversaire dans le Chiapas le 1er janvier prochain.

http://www.rtbf.be/info/opinions/detail_chiapas-les-20-ans-d-une-rebellion-qui-dure?id=8162018


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.

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