« Le Brésil, dernier pays à avoir mis fin à l’esclavage, a hérité d’une perversité intrinsèque qui rend notre classe dominante maladivement inégalitaire, pleine de mépris »
(Darcy Ribeiro, ethno-anthropologue, 1922-1997).
Afro-descendante née dans une favela d’une petite ville du Minas Gerais, Madalena Gordiano avait à peine huit ans lorsqu’une femme blanche aisée – professeure dans une école privée – proposa à sa mère de l’adopter pour, disait-elle, l’arracher à la misère. Vivant dans le plus grand des dénuements, la famille de la jeune fille accepta l’offre « généreuse » de la Senhora. Elle était sans doute loin de se douter qu’à partir de ce jour, la vie de Madalena serait un enfer. Vouée entièrement au service domestique de sa nouvelle « famille », elle va être séquestrée pendant près de quatre décennies. Régulièrement humiliée, privée de revenu, d’éducation et de congé, elle va être mariée de force, à l’âge de vingt ans, à un parent grabataire – un vétéran de la Seconde Guerre mondiale. A la mort de ce dernier, ses « tuteurs » poussent le vice jusqu’à lui confisquer la pension de veuve lui revenant légalement de droit (1300 euros), pour financer les études de médecine de leur fille. Dénoncé une première fois en 2008, le couple ne sera pas inquiété, jusqu’à ce que la justice rouvre le dossier et que les médias s’emparent de l’affaire (El Pais Brasil, 2021).
L’histoire de Madalena n’est pas anecdotique. Au-delà du fait divers sordide, elle jette une lumière crue sur la violence qui imprègne au quotidien les rapports sociaux dans la société brésilienne. Des rapports sociaux qui ont une coloration indéniablement ethnique. Car, dans la deuxième nation noire au monde par la taille de sa population d’origine africaine, le métissage et l’égalité reconnue en droit sont loin d’avoir effacé les hiérarchies sociales et les discriminations raciales héritées de trois siècles d’esclavage. Aboli en 1888 seulement, ce système d’exploitation a laissé des traces indélébiles dans la structure sociale brésilienne. Au pays de la « démocratie raciale », la matrice coloniale esclavagiste continue, à bien des égards, à modeler les relations interpersonnelles, à imprégner les mentalités et à définir l’espace des possibles pour la population afro-descendante.
De fait, les descendants des quelque quatre millions d’esclaves importés de force au Brésil entre le 16e et le milieu du 19e siècle cumulent aujourd’hui encore les indicateurs de pauvreté, d’inégalités et d’exclusion. « Les pauvres, écrit Alain Rouquié, sont généralement noirs et descendent de cette immigration massive et forcée… L’injuste distribution des revenus et des richesses est d’autant plus insurmontable qu’elle est inscrite dans la composition ethnique du pays. Races et classes se superposent. Les élites sont blanches. Les hiérarchies sociales apparaissent ainsi fondées en nature (2006). C’est dire combien le combat pour la démocratie, l’égalité et la justice sociale est d’abord une lutte de nature décoloniale au Brésil. Et combien il importe, avant toute chose, de démystifier l’idéologie de la « démocratie raciale » qui tend à minimiser cet héritage colonial et à légitimer le statu quo.
Discrimination raciale et exclusion sociale
En dépit des progrès accomplis au cours des dernières décennies, les Afro-Brésilien·nes continuent d’être relégué·es au bas de l’échelle sociale. Aujourd’hui au Brésil, plus de 60 % des pauvres et extrêmement pauvres sont noir·es ou mulâtres. Les Afro-descendant·es forment le gros bataillon des travailleurs et travailleuses sans emploi et du secteur informel. Leur salaire est en moyenne plus de deux fois moindre que celui d’un blanc ou d’une blanche. Leur espérance de vie est de près de six ans inférieure (Afonso, 2019). Et, le taux de mortalité dû au covid-19 est nettement supérieur dans la population noire, faute, entre autres, d’un accès approprié aux soins [1].
L’ampleur du gouffre qui sépare l’élite blanche de la population afro-brésilienne peut aussi être mesurée par la faible présence des noir·es et des mulâtres dans les espaces de décision et de pouvoir. A peine 24,4 % des députés fédéraux et 28,9 % des élu·es en 2018 sont noir·es. Les Afro-Brésilien·nes n’occupent que 4,9 % des sièges des conseils d’administration, 4,7 % des postes de direction et 6,3 % des postes de gestion dans les 500 plus grandes entreprises brésiliennes. Et dans le secteur de la justice, demeuré un quasi-monopole de l’élite blanche, seuls 1,4 % et 14,2 % des postes sont occupés respectivement par des noirs et des mulâtres. Même le champ de la culture, vitrine par excellence du pays à l’étranger, se caractérise par une singulière sous-représentation des noirs et des mulâtres. Il en va ainsi par exemple de l’Académie brésilienne des Lettres, où siège une écrasante majorité de blancs (39 sur 40 membres) ou encore dans la composition du jury chargé de décerner le Grand prix du cinéma brésilien. Parmi ses membres, à peine 4 % sont des hommes et des femmes noir·es (Ibid.).
Faiblement représenté·es dans ces espaces, les Afro-Brésilien·nes forment, en revanche, le gros bataillon des 60 000 victimes d’homicides enregistrés chaque année dans le pays : entre 70 et 75 % d’entre elles. Plus significatif encore, en 2019, les noir·es et les mulâtres représentaient environ 79,1 % des personnes tuées lors d’interventions policières. Chaque année dans le pays, ce sont des dizaines d’Afro-Brésilien·nes – y compris de nombreux enfants – qui sont fauché·es par des balles perdues des suites des actions musclées de la police ou du personnel de sécurité (Coalition Solidarité Brésil, 2020).
Quotidiennes, ces bavures ne font pas souvent la une des journaux au Brésil. Leur dimension « raciale » n’est quasi jamais évoquée. Le plus souvent, elles sont traitées comme de banals faits divers, sinon comme une fatalité, conséquences inévitables de la montée de l’insécurité dans le pays, justifiées même par le besoin de rétablir l’ordre. Rarement les policiers sont inquiétés. Le contraste avec la très large couverture que les grands médias brésiliens ont réservée à la mort de Georges Floyd et aux mobilisations du mouvement Black Lives Matter est d’ailleurs saisissant. Comme si le « racisme » était étranger au pays. Comme s’il appartenait à un autre univers. Comme si la référence à l’ailleurs permettait d’occulter une réalité profondément enracinée dans la société brésilienne, mais très largement niée ou refoulée, y compris par les dominés eux-mêmes.
Le mythe de la démocratie raciale et la culture du déni
Le 19 novembre 2020, un Afro-Brésilien d’une quarantaine d’années, João Alberto Silveira Freitas, est battu à mort par trois vigiles dans un centre commercial de la banlieue de Porto Alegre, au sud du pays. La scène, captée par les caméras de sécurité, est diffusée sur toutes les télévisions du pays et fait le tour du monde. Sur le modèle du mouvement Black Lives Matter, des manifestations sont alors organisées dans plusieurs villes brésiliennes pour réclamer l’ouverture d’un débat de fond sur le racisme au Brésil. Des demandes que le vice-président Hamilton Mourão s’est empressé de balayer froidement. « Pour moi, le racisme n’existe pas au Brésil » expliqua-t-il à la presse, pour ensuite accuser les manifestants de chercher à importer dans le pays un débat étranger à l’esprit national.
La déclaration de Mourão n’avait rien de surprenant. Elle exprimait une opinion très largement répandue dans la société brésilienne, en particulier au sein des élites et des classes moyennes, celle de l’absence de préjugés raciaux au Brésil. Une opinion qui repose elle-même sur la croyance selon laquelle cinq siècles de métissage auraient fait tomber les barrières raciales au point de neutraliser tout réflexe raciste.
Certes, à la différence de l’Afrique du Sud de l’apartheid et des États-Unis ségrégationnistes, les discriminations fondées sur l’origine ethnique n’ont jamais été institutionnalisées après l’abolition de l’esclavage. Le pays n’a pas non plus connu de fortes tensions ethniques. Considérée comme l’une des plus démocratiques au monde, la Constitution de 1988 sanctuarise le principe de l’égalité, tandis que la législation prévoit de lourdes sanctions pour tout acte discriminatoire. Pour autant, l’idée selon laquelle le Brésil serait modèle de démocratie raciale et d’harmonie entre groupes ethniques ne résiste pas à l’analyse. Invisibles aux yeux de l’observateur peu attentif, les préjugés raciaux sont partout, y compris dans la langue courante, qui fourmille de références racistes plus ou moins explicites.
Au Brésil, il n’échappera à personne, par exemple, que l’expression « bonne apparence » insérée dans de nombreuses offres d’emploi renvoie au grain de la peau. Ou que le qualificatif « cidadãos de bem » (citoyens de bien) désigne généralement les classes moyennes blanches. Que dire alors de la forte correspondance entre position sociale et appartenance ethnique ? Et du massacre de centaines de jeunes noirs dans les périphéries des grandes villes. On est à mille lieues du modèle fusionnel de démocratie raciale que le Brésil tente de vendre – et à opposer à celui des États-Unis. Comme le souligne Jean-Jacques Kourliandsky : « Le Brésil est l’un des États au racisme structurel, c’est même l’un de ceux dont les pratiques discriminatoires sont les plus violentes » (2020).
Érigé en symbole de la « brasilianité », le mythe de la démocratie raciale est une construction idéologique dont les origines remontent à la deuxième moitié du 19e siècle, au crépuscule de la société esclavagiste. S’appuyant sur une représentation idéalisée des rapports interethniques - y compris entre maître et esclaves – il a initialement été inventé et diffusé par le mouvement abolitionniste afin de susciter l’adhésion à sa cause, pour ensuite être relayé, pendant la première République (1989-1930), par de nombreuses personnalités politiques, écrivains et penseurs. Tous avaient en commun d’appartenir à l’élite blanche européo-centrée. Tous avaient à cœur d’effacer les stigmates de l’esclavage au nom de la modernité, de la cohésion nationale, voire, pour les premiers marxistes brésiliens, au nom de la primauté de la lutte des classes (Domingues, 2005).
Mais ce n’est qu’avec l’arrivée au pouvoir de Getúlio Vargas (1930-1945) que le mythe de la démocratie raciale va l’emporter sur l’obsession du « blanchiment de la race » [2], très en vogue jusque-là dans les cercles dirigeants, pour devenir l’idéologie fondatrice et légitimatrice du nouveau régime : l’Estado Novo. Sous l’influence du mouvement moderniste dans les arts et la littérature, puis surtout du grand classique de la sociologie historique brésilienne, Maîtres et esclaves (publié en 1933), de Gilberto Freyre, la représentation fantasmagorique d’une identité propre et singulière reposant sur la fusion des trois races (blanches, noires et indigènes) va rapidement essaimer et percoler dans la société. Les élites elles-mêmes vont y adhérer, allant jusqu’à se réapproprier l’héritage culturel de la population dominée. Posée – et incorporée - comme un marqueur de l’identité nationale, l’idéologie de la démocratie raciale finira par faire partie intégrante de l’imaginaire collectif brésilien (Ibid.).
Mais les hiérarchies sociales fondées sur la couleur de la peau, elles, demeureront. Et ne seront que rarement interrogées. Aussi, en brouillant les rapports évidents entre classes sociales et appartenances ethniques, l’idéologie de la démocratie raciale a-t-elle longtemps fait obstacle à l’introduction de la dimension raciale dans l’analyse sociale. Dans le même temps, elle semble avoir freiné la formation d’un puissant mouvement noir dans le pays, comme ce fut le cas aux États-Unis et en Afrique du Sud. Dans bien des cas, opérant comme mécanisme d’occultation des réalités sociales, elle a sciemment été utilisée pour perpétuer les hiérarchies et justifier le statu quo. « Nous sommes tous Brésiliens » lança le président Geisel (1974-1978) à l’adresse du premier mouvement noir, pour couper court à ses revendications. En ce sens, l’idéologie de la démocratie raciale est une idéologie profondément coloniale qui participe d’une très large culture du déni. Comme le note le sociologue brésilien Jessé Souza, « il n’y a pas plus raciste que de nier la réalité du racisme au Brésil » (2017).
Le retour du refoulé colonial : le Brésil de Bolsonaro
Rien n’illustre mieux la formule de Darcy Ribeiro citée en introduction de ce texte, que l’attitude de l’élite et des classes moyennes blanches au Brésil. Et en particulier leur rôle dans les événements qui ont bouleversé la vie politique du pays au cours des cinq dernières années, de la destitution de Dilma Rousseff à l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro.
Présentée par les médias nationaux et internationaux comme un « grand réveil citoyen », la vague contestataire qui a déferlé sur le pays entre 2014 et 2016 ne doit pas faire illusion. Comme l’indiquait le contenu de nombreux messages échangés sur les réseaux sociaux ou encore les slogans agités dans la rue par les contestataires, la plupart blancs et bien nés, cette révolte n’avait pas pour unique raison d’être la moralisation de la vie politique. Elle exprimait aussi l’indisposition croissante des élites et des classes moyennes face aux politiques inclusives et égalitaristes mises en œuvre par les gouvernements Lula et Dilma (Delcourt, 2020).
L’octroi de droits sociaux au personnel de maison (essentiellement issu des quartiers pauvres), le système de quotas qui a permis le doublement de la population universitaire d’origine afro-brésilienne, la présence de plus en plus (re)marquée de la « populace » dans des lieux traditionnellement réservés à la bourgeoisie (centres commerciaux, restaurants chics, aéroports), signe le plus évident d’ascension sociale, ou encore l’augmentation du nombre d’élu·es noir·es, ont en effet été vécus par l’élite comme la perte des privilèges associés à leur statut (et leur couleur de peau) et une dissolution des règles implicites de mise à distance sociales (et ethnique). Une distorsion des hiérarchies traditionnelles inacceptable pour ces « citoyens de bien », qui se sont d’abord mobilisés derrière la bannière de l’antipétisme [3] avant de plébisciter à la tête du pays Jair Bolsonaro, ex-militaire et parlementaire d’extrême droite notoirement raciste (Ibid.).
Offensive contre les minorités, relativisation du passé esclavagiste, rejet de l’héritage indigène et africain, appel au durcissement de la répression policière dans les quartiers populaires, réaffirmation de l’identité chrétienne et blanche du pays… Le ton a été donné par le gouvernement Bolsonaro dès son entrée en fonction. Gouvernement de blancs pour les blancs, il symbolise plus que tout le retour en force – sans masque cette fois-ci – du refoulé raciste et colonial au Brésil (Cahen, 2019).
Pour contrer cette offensive, les mouvements afro-brésiliens et antiracistes devront s’affirmer davantage, radicaliser leur discours et muscler leurs actions. Longtemps marginalisés dans le pays, y compris au sein du mouvement populaire, ils sont aujourd’hui appelés – avec d’autres secteurs de la société (femmes, indigènes, mouvement LGBT, etc.) - à jouer un rôle moteur dans la résistance au bolsonarisme, mais aussi dans la lutte inachevée pour une démocratie plus inclusive. « Tant qu’il y aura du racisme, il n’y aura pas de démocratie », proclamaient très justement les nombreux manifestants qui se sont mobilisés dans plusieurs grandes villes du pays suite au meurtre de João Alberto Silveira Freitas. Parviendront-ils à forcer le cours de l’histoire brésilienne ?