Entretien réalisé par Vincent Gabriel (Global Initiativ’, 20 minutes pour comprendre) le mardi 20 septembre 2022.
Vincent Gabriel - Pourriez-vous dresser un bilan du mandat de Bolsonaro ?
Laurent Delcourt - Bolsonaro avait essentiellement basé sa campagne en 2018 sur la lutte contre la corruption et le redressement de l’économie brésilienne en crise depuis 2013. Il avait promis aussi de restaurer la grandeur du pays à l’étranger. Sur ces trois points, on ne peut pas dire que le succès a été au rendez-vous. Loin de là !
En dépit des réformes menées par son très néolibéral ministre, Paulo Guedes, l’économie brésilienne continue d’être à la peine. Au plus bas depuis des années, la croissance plafonne. Le chômage reste élevé. Les déficits publics continuent de se creuser. Et l’inflation a atteint un niveau jamais vu depuis les années 1990, en particulier pour ce qui est des prix de l’énergie et de l’alimentation, qui touchent, bien entendu, de plein fouet les ménages les plus pauvres.
Dans un tel contexte, la crise sociale n’a cessé de s’aggraver. Les inégalités se sont davantage creusées. Et la pauvreté a littéralement explosé. Ainsi d’après une récente étude, le taux de pauvreté dans les régions métropolitaines est passé 16 % en 2014 à 23,7 % en 2021. Et le taux d’extrême pauvreté a plus que doublé, passant de 2,7 à 6,3 % de la population, soit une augmentation de 2,1 millions à 5,2 millions de personnes en situation d’extrême pauvreté, c’est-à-dire celles qui vivent avec moins de 160 reais par mois (32 euros) dans les grandes villes brésiliennes.
Pratiquement éradiquée sous les présidences de Lula et Dilma, la faim a aussi fait son retour en force au Brésil. Ainsi, d’après la deuxième Enquête nationale sur l’insécurité alimentaire dans le contexte de la pandémie, 33 millions de personnes souffriraient aujourd’hui de la faim, soit 15,35 % de la population. Près de 14 millions de plus qu’en 2020. Et 29 millions de plus qu’en 2010. Pour donner une idée de la gravité de la situation, il faut remonter aux années 1990 pour trouver un tel chiffre. Près de trois décennies de lutte contre l’insécurité alimentaire ont été perdues dans ce pays.
Certes, la pandémie de covid-19 a beaucoup joué dans la détérioration des indices socio-économique. Pour autant, la tendance a été amorcée bien avant. C’était prévisible ! Depuis 2016, on assiste au Brésil à la fois à une remise en cause des politiques sociales mises en œuvre par les gouvernements post-dictature, et en particulier ceux de Lula et de Dilma. Et, plus largement, à un affaiblissement de l’État de droit et de la jeune démocratie brésilienne. La destitution de Dilma Rousseff, en avril 2016, a été le premier coup porté à l’édifice démocratique. Les réformes entreprises dans la foulée par son successeur, Michel Temer, l’ont ensuite davantage fragilisé. Mais avec l’élection de Jair Bolsonaro, un pas de plus a été franchi dans ce travail de sape des institutions démocratiques et des acquis sociaux de la période Lula.
Nostalgique de la dictature militaire, Jair Bolsonaro n’a d’ailleurs jamais caché ses intentions. Déconstruire ce qui avait été construit au terme de plusieurs décennies de lutte pour la démocratie, la justice sociale et l’élargissement des droits, telle était son obsession. Son gouvernement s’est ainsi employé à sabrer dans les budgets sociaux, à démanteler de nombreuses institutions d’intérêt public et à fragiliser les mécanismes de protection des droits des minorités et de l’environnement, avec les conséquences que l’on sait : hausse des violences politiques et policières, augmentation des crimes environnementaux, atteintes de plus en plus fréquentes aux droits des minorités et à l’intégrité physique de leurs représentants et défenseurs, instauration d’un climat général d’impunité, etc. À ce triste bilan, il faudrait également ajouter les quelque 700 000 décès (684 000 pour être précis) liés au covid-19, qui placent le pays à la deuxième place (après les États-Unis) en nombre absolu de victimes de l’épidémie, l’une des conséquences de l’attitude de déni de ce gouvernement.
Quant à la lutte contre la corruption, l’un des thèmes phares de Jair Bolsonaro durant sa campagne, elle n’est plus à l’ordre du jour depuis longtemps. Il faut dire que ses principaux alliés du Centrão (ensemble de partis sans idéologie passés maîtres dans l’art de se rapprocher des centres du pouvoir pour obtenir des faveurs), desquels il s’est rapproché pour consolider son assise parlementaire, sont notoirement corrompus. Lui-même et son entourage font l’objet de nombreuses enquêtes. Ses charges furieuses contre les juges de la Cour suprême et les processus électoraux ne doivent pas seulement être interprétées comme le reflet d’un penchant autoritaire. Elles constituent aussi, plus prosaïquement, une tentative désespérée de s’accrocher au pouvoir pour échapper à la justice.
En matière de politique étrangère, le bilan de Bolsonaro n’est guère plus brillant. Nous aurons l’occasion d’en reparler.
Quelles sont les lignes de fracture entre les deux candidats ? Peut-on également proposer un portrait et un bilan de Lula ?
Les deux candidats portent en réalité des projets de société complètement opposés. Ils sont l’expression des grandes tendances antinomiques qui ont modelé la trajectoire politique du Brésil au 20e siècle, faite de périodes caractérisées par des avancées significatives, sur le plan social et démocratique, et de brusques remises en question, à l’exemple de la tentative de putsch contre Gétulio Vargas en 1954 et du coup d’État militaire de 1964. Bolsonaro est l’incarnation vivante de ces forces qui se sont toujours opposées au changement. L’on parle ici de l’oligarchie blanche, arc-boutée sur ses privilèges, des fractions réactionnaires des catégories moyennes du Sud et du Sud-Ouest du pays, et bien entendu des puissants groupes d’intérêts que sont le lobby des grands propriétaires terriens (les ruralistes), les représentants des forces de sécurité et de l’armée, et ceux des églises évangéliques, que l’on résume communément au Brésil par l’expression les « trois B » (pour boeuf, balle et Bible).
Luis Inacio « Lula » da Silva est en quelque sorte son antithèse. Il symbolise l’inclusion des couches populaires dans le système politique brésilien. Sa biographie elle-même en témoigne. Issu d’une des régions les plus pauvres du pays, le Nordeste, il fuit la misère avec sa famille, dans le flux de migrants partis tenter leur chance à São Paulo, capitale économique du pays en plein boom. Il s’y forme comme ouvrier tourneur, prend la tête du syndicat des métallurgistes de São Bernardo do Campo, dans la banlieue industrielle de la métropole. Et devient rapidement la figure de proue et le charismatique leader du mouvement d’opposition à la dictature militaire. Il est un des fondateurs de la CUT (Centrale unique du travail) et du PT (Parti des travailleurs) qui joueront un rôle déterminant dans le processus de démocratisation du pays. Propulsé à la tête du pays en 2002, après trois tentatives infructueuses, sa présidence (puis celle de Dilma Rousseff qu’il a choisi pour lui succéder) se caractérisera par un recul substantiel de la pauvreté, et plus largement une amélioration nette des indices socio-économiques du pays, un renforcement de la position internationale du Brésil, des progrès significatifs dans la consolidation des droits des minorités et des travailleurs précaires (on pense ici au personnel de maison). Lorsqu’il quitte la présidence, sa popularité est au zénith, avec 83 % d’opinion favorable.
Puis la crise économique est venue… et avec elle l’affaire du Lava Jato, un vaste scandale de corruption. Pour les forces conservatrices, elles ont constitué un formidable contexte d’opportunité politique. Le moment était propice à un retour de balancier. Après avoir soutenu la destitution de Dilma Rousseff et l’exclusion de Lula de la course présidentielle, elle ont misé sur le candidat le plus à même et de défendre leur intérêt et de l’emporter face au candidat du PT : Jair Bolsonaro. En dernière analyse, son arrivée au pouvoir peut être lu comme une réaction de l’élite à l’élargissement des droits et aux avancées démocratiques du lulisme durant la première décennie du 21e siècle, comme l’a été le coup d’État militaire de 1964 face aux politiques d’inclusion sociale du gouvernement Goulart. Même si l’histoire ne repasse pas les plats, il faut bien avoir en tête cette histoire pour comprendre le bolsonarisme.
Quels sont les enjeux des élections à venir ?
Ces élections sont décisives, l’enjeu principal étant d’assurer la pérennité de la démocratie et de l’État de droit dans le pays. Et, dans l’immédiat, le bon déroulement du processus électoral, Bolsonaro et ses partisans ayant menacé à plusieurs reprises de ne pas reconnaître le résultat des urnes.
Que l’on assiste à un scénario similaire à la tentative de prise du capitole par les partisans de Trump n’est certes pas impossible. Mais il me paraît cependant peu probable. Et, dans tous les cas, peu susceptibles de réussir pour diverses raisons : défection de nombreux alliés de la première heure, revirement des milieux économiques, divisions au sein de l’armée, pressions de la rue et pressions internationales, y compris celles des États-Unis, l’administration démocrate actuelle n’ayant que moyennement apprécié le soutien de Bolsonaro à Trump, sa complaisance face à la tentative de prise du Capitole, et moins encore la rencontre opportuniste entre le président d’extrême droite et Vladimir Poutine, dix jours à peine avant l’invasion de l’Ukraine.
Les enjeux sont aussi d’ordre socio-économique et sécuritaire. Amorcer une sortie de crise, renouer avec la croissance, améliorer les conditions de vie de la population, accroître les investissements publics et lutter efficacement contre la corruption et l’insécurité ambiante, dans ce pays qui enregistre entre 50 000 et 60 000 homicides chaque année sont en effet autant de conditions sine qua non pour restaurer la confiance, fortement ébranlée, des Brésiliennes et Brésiliens dans la démocratie et les institutions du pays. Rappelons qu’il s’agit là d’autant de facteurs qui ont fait le lit du bolsonarisme et expliquent sa fulgurante ascension.
La restauration de l’image internationale du pays est un autre enjeu essentiel, même s’il ne jouera pas un rôle déterminant durant ces élections, la politique internationale figurant loin dans la liste des priorités de l’électorat brésilien. Sous les présidences de F. H. Cardoso (1994-2001), puis, surtout, de Lula et de Dilma (2002-2016), la politique étrangère brésilienne avait opéré un saut à la fois qualitatif et quantitatif. Le pays s’était imposé sur la scène mondiale comme un acteur reconnu et respecté, une véritable « puissance émergée » - comme l’avait annoncé Dilma Rousseff - pouvant prétendre aux plus grandes responsabilités internationales. On saluait alors ce nouveau « sofpower », sa contribution à la construction d’un ordre multipolaire et ses engagements en faveur du multilatéralisme, des compromis internationaux et de la résolution pacifique des conflits (suivant en cela un principe cardinal de la tradition diplomatique brésilienne).
La politique extérieure brésilienne menée par Bolsonaro rompt avec cette tradition diplomatique. On pourrait même dire qu’il prolonge sa politique intérieure, incohérente, opportuniste et agressive. De fait, elle s’est traduite par de constantes attaques contre des pays avec lesquels le Brésil entretenait des relations cordiales (Chine, France, Venezuela, etc.), une remise en cause des engagements régionaux et internationaux du pays, un dédain par rapport aux institutions internationales, qualifiées de globalistes voire de marxistes, un alignement aveugle sur la politique étrangère de Donald Trump ou encore le vote au sein des Nations unies, aux côtés d’États comme l’Arabie Saoudite, la Pologne et la Hongrie, de motions liberticides en matière de droits humains. Au final, le Brésil s’est trouvé de plus en plus isolé sur la scène internationale. Assurément, en garantissant un retour aux sources de la diplomatie brésilienne, une victoire de Lula permettrait au Brésil de retrouver sa place et son influence sur la scène internationale.
Selon vous, qu’attendre de l’élection en octobre prochain ?
Les élections se joueront entre Bolsonaro et Lula, les neufs autres candidats ne se partageant qu’à peine 10 à 15 % des intentions de vote. Plus qu’un choix entre deux programmes politiques, les électeurs vont devoir se prononcer sur un projet de société, l’un autoritaire, l’autre démocratique. Sauf surprise, l’ex-président a toutes les chances de l’emporter, si pas au premier tour, à tout le moins au second, les différents sondages lui donnant de 9 à 10 points d’avance sur son concurrent.
Si la victoire du camp démocratique est quasi acquise, elle ne signera cependant pas la fin du bolsonarisme. Alors qu’on le disait mort et enterré politiquement au plus fort de la pandémie, Bolsonaro a montré sa capacité de rebondir, comme l’indique sa progression – de 10 points environ – dans les sondages ces six derniers mois. Certes, le renforcement des aides accordées aux familles les plus pauvres par son gouvernement explique en partie ce soudain rebond. Pour autant, son style et ses idées conservent un réel attrait. Plus d’un tiers de l’électorat continue à lui faire pleinement confiance. Il peut encore s’appuyer sur de puissants alliés (les trois B). Et ses partisans se retrouvent dans toutes les strates de la société. Qui plus est, chez les Bolsonaro, où la politique est affaire de famille, la relève est d’ores et déjà assurée. Vu sous cet angle, le bolsonarisme ne peut pas être considéré comme une anomalie, une parenthèse dans la trajectoire du pays. Il va sans doute s’inscrire dans la durée, et continuer à exercer un effet corrosif sur les institutions du pays. Certains estiment d’ailleurs qu’il pourrait se substituer à la droite traditionnelle, en pleine déliquescence, et devenir la seconde force politique du pays.
En manque d’inspiration et de successeur potentiel à sa figure tutélaire, la gauche brésilienne a tout intérêt à s’en soucier dans la perspective des élections présidentielles de 2026, sous peine de revivre la déroute de 2018.