Quelle est votre lecture des mobilisations de juin 2013 ? Quels en sont les ressorts et les motivations ? A-t-on pu observer certains signes avant-coureurs ?
Commençons par les signes avant-coureurs. Bien avant juin 2013, on pouvait relever certains signes d’inquiétude et de frustration au sein de la population brésilienne. Il en va ainsi des mobilisations contre les scandales de corruption qui se sont multipliés ces dernières années, en particulier dans la ville de Rio de Janeiro. En 2012, par exemple, des militants anticorruption, manifestement très bien organisés, ont planté sur la plage de Copacabana des centaines de balais afin de dénoncer symboliquement la corruption et signifier par là qu’il était nécessaire de « balayer » la classe politique [1]. Pour autant, ces protestations n’ont généralement mobilisé que très peu monde et n’étaient guère représentatives. Raison sans doute pour laquelle elles ont été dénigrées par la classe politique dans son ensemble (mis à part par certaines personnalités, dont Dilma Rousseff elle-même !). Plus récemment, d’autres signes étaient également perceptibles, en lien notamment avec la phase de ralentissement économique que connaît depuis peu le pays et à l’émergence de nouvelles demandes sociales (à Porto Alegre par exemple, en février et mars 2013).
Certes, il est facile après coup de relever ces signes annonciateurs. Car, répétons-le, le mouvement de juin a en réalité surpris tout le monde. Et, en premier lieu, les décideurs et les observateurs de la vie politique et de la société brésilienne. Il est vrai que de telles mobilisations de masse sont peu fréquentes au Brésil. La géographie du pays n’est guère propice à la massification des mobilisations sociales. Rare est la contagion d’une ville à l’autre des mobilisations dans ce pays continent. Le district fédéral de Brasilia, par exemple, qui est la capitale administrative, n’a jamais été un lieu de convergence nationale pour les mouvements sociaux. Ceci dit, nul doute que dans ce cas précis le facteur technologique a joué un grand rôle dans l’intensité de ces mobilisations. L’impact des nouvelles technologies de la communication avait complètement été sous-évalué par les analystes comme par le gouvernement.
Mais revenons sur la nature et les ressorts des mobilisations de juin 2013. Ce mouvement de protestation très hétérogène trouve son origine dans une protestation somme toute assez classique portée par un petit groupe de militants – membres du Movimento Passe Livre (MPL) [2] – qui dénonçaient l’augmentation des tarifs des transports publics, à São Paulo en particulier. Sa massification s’explique quant à elle principalement par la répression de cette protestation par les forces de police de l’État de São Paulo, sous la tutelle du gouverneur Gerlado Alckmin (membre du PSDB, le principal parti d’opposition à Dilma Rousseff). Visant d’abord à éteindre le feu de la révolte, la répression policière l’a au contraire attisé. C’est en effet pour protester contre la répression et les violences policières, et non plus tant pour dénoncer l’augmentation des tarifs, que des centaines de milliers de personnes ont alors envahi les rues des grandes villes du pays. Et ce n’est qu’après, dans un second temps, que les revendications se sont diversifiées, exprimant un ensemble complexe de frustrations. Ainsi, les uns protestaient contre la vie chère ; les autres dénonçaient la mauvaise qualité des services publics ; d’autres encore ciblaient la corruption et les coûts liés à l’organisation de la Coupe du monde. Revendications très hétérogènes donc, tout comme l’était la composition sociale du mouvement. Le mouvement a ainsi été défini comme un mouvement de classe moyenne, en particulier comme un mouvement issu des classes moyennes émergentes. Or, force est de constater que des secteurs sociaux très diversifiés et portant des revendications très diverses y ont participé. Souvent présenté de manière simpliste, ce mouvement est en réalité hypercomplexe.
Depuis ces mobilisations massives de juin 2013, la Coupe du monde et les investissements publics consentis par le gouvernement brésilien pour son organisation sont la cible de manifestations régulières ? Que dénoncent exactement ces protestataires ? Qu’est-ce qui cristallise leur colère ?
Là encore, de même qu’il difficile d’établir une hiérarchisation des demandes et des revendications, il n’est pas évident de visualiser les cibles du mouvement, qui en fait sont multiples. Initialement, seuls les préfets (équivalent des maires en France) étaient visés, pour les pousser à annuler l’augmentation des tarifs de transport (votée au niveau municipal). Ce qu’ils ont d’ailleurs fait assez rapidement tant il est vrai que cette revendication pouvait très vite être satisfaite. Il en va tout autrement bien entendu d’autres revendications bien plus générales et diffuses, voire multi-niveaux : lutte contre la corruption, services publics, transport et éducation de meilleure qualité, dénonciation des ingérences de la FIFA, etc.
Pour autant, les manifestations autour de la Coupe du monde sont selon moi assez évocatrices de ce qui se passe pour le moment au Brésil. Si le mouvement est très hétérogène et exprime des demandes très diverses, il n’en est pas moins teinté de souverainisme et d’un fort sentiment d’appartenance à la communauté nationale. Pour analyser ces mobilisations, il faut aussi prendre en compte l’effet générationnel. Jeunes et parfois très jeunes, les manifestants n’ont pas connu la période la dictature et beaucoup ne s’étaient jamais engagés en politique ou dans un mouvement contestataire. Voilà pourquoi ils ont été présentés comme apolitiques. Or, selon moi, ils ne le sont pas. Au contraire ! Il y a chez eux la volonté de faire passer un message, d’être écoutés, d’exprimer un dissensus... En ce sens, ils manifestent un réel engagement politique, mais un engagement non conventionnel. Ils s’inscrivent en réalité en porte à faux par rapport aux acteurs sociopolitiques traditionnels, tout en contestant la façon dont est dirigé le Brésil, en dénonçant les porosités existantes entre différentes élites et en refusant certaines ingérences extérieures dans la vie publique nationale, dont celle bien sûr de la FIFA.
Finalement, on peut dire que ce mouvement se situe à mi-chemin entre la demande et l’inquiétude. Rappelons que le Brésil est entré dans une phase de profondes transformations qui se traduit notamment par la perte d’un certain nombre de repères. Les Brésiliens prennent conscience qu’ils vivent dans un pays en plein essor, qui est en train de s’affirmer sur la scène internationale. Un pays surtout qui déborde de ressources, à la fois financières et naturelles…Et si une partie de la population a bel et bien vécu une mobilité sociale ascendante dans les années 2000, elle a aussi le sentiment d’être dépossédée d’une part des richesses du pays, des bénéfices de la croissance économique, mais aussi du droit qui lui est donné par la Constitution de participer aux décisions quant à l’affectation de certaines ressources.
À ce sujet, il est significatif que la ville de Porto Alegre ait été la première ville à bouger aux mois de mars et d’avril. Les jeunes qui y sont nés dans les années 1980, à la fin de la période de transition, ont grandi avec le fameux budget participatif (instauré en 1989 par le PT) et les pratiques liées visant à associer les habitants à certains choix politiques, budgétaires, etc. On peut résolument dire que c’est le besoin d’être associé plus directement aux grandes décisions et orientations concernant le Brésil, qui a poussé les jeunes dans la rue. Désormais, ils disent : « Nous n’allons pas seulement voter tous les quatre ans, mais participer au jour le jour à la construction du Brésil, participer à l’écriture de notre histoire ».
Plusieurs réseaux appellent à la mobilisation durant le Mondial. Certains protestataires envisagent même de perturber des matchs ? Ces appels seront-ils massivement entendus et suivis ? Assistera-t-on selon vous à une réplique des mobilisations de juin durant le mondial ?
Il n’y aura rien de semblable selon moi. Ne fut-ce que parce qu’il n’y aura plus d’effet de surprise. D’ailleurs, les pouvoirs publics se préparent à d’éventuelles mobilisations. Ainsi, le gouvernement a annoncé que près de 150 000 policiers seraient mobilisés pour assurer la sécurité autour des stades. Et Dilma Rousseff elle-même a averti qu’elle n’hésiterait pas à faire intervenir l’armée pour maintenir l’ordre durant l’événement si nécessaire. Le message est clair. La mise en garde, ferme. Quant à savoir si celle-ci aura de l’effet, difficile de le dire. Cela pourrait d’ailleurs être perçu par certains secteurs comme une provocation et attiser des velléités de mobilisation…
Pendant, la Coupe du monde, tous les projecteurs internationaux seront braqués sur le Brésil. Et cette médiatisation pourrait inciter les principaux acteurs du mouvement à le relancer. Certes une enquête de Datafolha publiée fin février 2014 révèle que 65 % des sondés se montrent opposés aux mobilisations pendant la Coupe du monde. Mais, à trois mois du Mondial, l’opinion publique brésilienne peut très vite évoluer dans un sens comme dans l’autre, et en fonction de la conjoncture socio-économique. Certains espèrent bien sûr voir renaître un mouvement massif pendant la Coupe du monde. Mais je ne crois pas qu’on assistera à une réplique des mobilisations de juin 2013, tant en termes de densité qu’en termes de durée. Et puis, dans ce cadre purement sportif, les résultats de l’équipe nationale auront également une influence.
De telles actions durant le Mondial ne risquent-elles pas de décrédibiliser le mouvement et ses revendications aux yeux du monde populaire, pour lequel l’événement demeure avant tout une fête, comme l’affirment notamment les dirigeants du MST (Mouvement des travailleurs ruraux sans terre) ?
Il serait erroné de dire que les jeunes qui se sont mobilisés en juin et les personnes qui les appuient sont dans leur majorité opposés au Mondial dans sa dimension sportive. La Coupe du monde sera effectivement vécue comme une fête par l’écrasante majorité des Brésiliens. Recevoir cette Coupe du monde – appelée déjà la Copa das Copas (La Coupe des Coupes) par Dilma Rousseff –, les différentes équipes, les supporters et les touristes est un honneur pour les Brésiliens. En fait, ce qu’une majorité d’entre eux rejette surtout ce sont les dérives liées à l’organisation de l’événement, le désir de grandeur de la part de certaines élites, l’attitude de la FIFA accusée d’ingérence et de vouloir capter l’essentiel des bénéfices économiques sans avoir en assumer les coûts… Beaucoup d’ailleurs, estiment que cette Coupe représente plus un coût qu’une opportunité pour le Brésil. Finalement, le sentiment des Brésiliens pourrait se résumer comme suit : « je suis fier que le Brésil ait été désigné pour accueillir le Mondial, mais je dénonce les conditions d’organisation de cet événement ».
Dans un article publié le 20 juin 2013, dans le Nouvel Observateur, vous dites que le mouvement ne remet pas directement en cause la légitimité de Dilma Rousseff ? Mais ces manifestations ne contribuent-elles pas finalement à son affaiblissement à l’approche des élections présidentielles prévues en octobre 2014 ?
Il importe d’insister sur le mot « directement ». Le mouvement n’était pas initialement dirigé contre Dilma Rousseff et pas même directement contre son gouvernement. Les cibles, rappelons-le, étaient plurielles et distinctes selon les types de revendications. Ceux qui demandaient un recentrage des investissements publics vers les secteurs de la santé, de l’éducation et des transports s’adressaient en priorité au gouvernement fédéral. Certains visaient les gouverneurs des États fédérés jugés responsables des premières répressions policières (et en charge de certaines politiques éducatives). D’autres encore ciblaient les exécutifs municipaux, ou encore des agents extérieurs au pays comme la FIFA. Et, pour compliquer les choses, certaines revendications très locales se doublaient de revendications nettement plus générales et diffuses, à l’instar de la lutte contre la corruption, dont on peut imaginer qu’elles s’adressaient en partie aux membres du Congrès, perçu par une partie de la population comme une institution rongée par les dérives politico-financières.
Pour en revenir à Dilma Rousseff, on peut résolument dire que sa légitimité n’a jamais été réellement questionnée. Élue au suffrage universel direct en 2010, son mandat de Présidente n’a jamais été remis en cause. Hormis chez quelques groupuscules extrémistes, l’objectif n’a jamais été de la chasser du pouvoir, comme on a pu le voir dans d’autres pays. Ceci dit, elle a commis d’après moi deux erreurs politiques qui ont entaché sa popularité. D’abord, en annonçant qu’elle comprenait les mobilisations, l’insatisfaction exprimée, les attentes des jeunes, qu’elle assumait sa responsabilité et que ces manifestations étaient légitimes et finalement un signe de la vitalité démocratique du Brésil. Ce faisant, elle a donné l’impression qu’elle cherchait à récupérer le mouvement. Paradoxalement, en tenant un tel discours, elle a contribué à accroître l’insatisfaction et, surtout, elle l’a concentrée sur elle. Elle s’est mise en première ligne. C’est à ce moment précis d’ailleurs qu’elle a chuté dans les sondages et que la popularité de son gouvernement s’est considérablement effritée – elle a perdu 30 points d’opinions favorables en quelques semaines.
La deuxième erreur politique de Dilma Rousseff a été de vouloir se placer entre le mouvement social et le Congrès. Elle a tenté de s’appuyer sur le mouvement pour faire pression sur le Congrès en le poussant à engager une profonde réforme politique. Mais ce bras de fer entamé avec le Congrès, elle ne l’a pas gagné. La pression s’est retournée contre elle et elle n’a pas su engager une vaste réforme politique comme elle l’avait annoncée dans certaines déclarations. Elle a dû reculer à trois reprises face aux pressions. D’abord sur l’organisation d’un plébiscite sur la réforme politique (qu’elle avait annoncé publiquement vouloir organiser, afin de permettre aux Brésiliens de s’exprimer directement sur un projet de réforme préparé par le gouvernement). Puis sur la convocation d’une nouvelle assemblée constituante qui aurait été spécialement chargée de préparer une nouvelle Charte incluant une réforme politique. Et enfin sur la tenue d’un référendum (qui aurait permis aux Brésiliens de voter pour ou contre un projet de réforme préparé par le Congrès). Non seulement la population ne l’a pas suivie, mais ses relations avec le Congrès ont sérieusement été écornées. Elle a même été à ce moment contestée par sa base. Ainsi le PSB (Parti socialiste brésilien), allié historique du PT, a fini par retirer son soutien au gouvernement tout en annonçant qu’il préparerait une candidature alternative pour 2014 (emmenée par l’actuel gouverneur du Pernambouc, Eduardo Campos). On a donc bel et bien assisté à une recomposition des forces politiques. Mais je le répète et l’assume il n’y a pas eu à mes yeux une contestation directe de la légitimité de la présidente par le peuple.
Dans article publié dans le New York Times [3] en juillet, l’ex-président Lula a déclaré que le PT avait besoin d’être rénové en profondeur pour, je cite, « rétablir des rapports quotidiens avec les mouvements sociaux et offrir de nouvelles solutions à de nouveaux problèmes tout en se gardant d’adopter une attitude paternaliste vis-à-vis des jeunes ». Cette déclaration sera-t-elle, selon vous, suivie d’effet ? Observe-t-on des transformations et des mutations au sein même du PT suite à ces mobilisations.
Il est difficile de répondre à cette question sans être au cœur des logiques de fonctionnement interne du PT. Mais que Lula tienne un tel discours aujourd’hui n’en est pas moins intéressant. Car cette possibilité n’a pas même été envisagée suite au scandale du mensalão [4] , sachant que la direction du PT a alors été remaniée et que s’était donc présentée l’opportunité de réformer en profondeur le parti et de renouveler ses élites. Ceci m’amène directement à un élément de réponse. Le PT fait actuellement face à un problème, très largement constaté à l’intérieur comme à l’extérieur du parti, de renouvellement générationnel de ses cadres. Il y a très peu de jeunes au PT et les cadres historiques ne leur laissent que peu d’espaces politiques. Le PT a cessé d’attirer la jeunesse. Or, c’est précisément cette jeunesse qui déclare ne plus se retrouver dans les partis traditionnels et c’est elle qui s’est mobilisée massivement en juin 2013. Alors qu’il est président d’honneur du parti (qu’il a dirigé entre 1980 et 1994), Lula a beau jeu d’en appeler à la transformation du PT et de son organisation dans le New York Times, mais n’a-t-il pas finalement sa part de responsabilité dans le fait que les personnes qui ont 20, 30 voire même 35 ans rejettent toute idée d’engagement dans un parti politique ?
Je viens d’évoquer le scandale du mensalão (2005), mais on peut prendre une perspective plus large et sur une plus longue durée. Historiquement le Parti des travailleurs a –comme on le sait – participé à la consolidation et à la stabilisation de la démocratie au Brésil. Ce faisant, il a aussi participé à la structuration du système politique actuel. Mais force est également de constater que le PT s’est peu à peu laissé absorber par ce système politique, au point de devenir, aux yeux de la population brésilienne, ni plus ni moins un parti comme les autres.
Suite aux mobilisations de juin, le PT n’a à mon sens pas été dans la direction souhaitée par les manifestants. Au contraire, il semble qu’on ait plutôt assisté à une réaction de repli, traduisant bien l’incapacité du PT à comprendre certaines attentes et demandes. Autrefois, le PT était le parti qui envoyait les gens dans la rue, qui pilotait de nombreuses mobilisations sociales. Or, là il s’est trouvé être l’une des cibles des protestataires. Il aurait alors très bien pu choisir de capter cette insatisfaction, de tenter de construire quelque chose de nouveau, mais il a finalement privilégié le repli à l’ouverture. Peut-être est-il déjà trop tard pour cela… C’est paradoxal finalement, quand on sait que le PT est un parti encore relativement jeune qui a connu depuis sa fondation en 1980, un cycle de vie extrêmement rapide de conquête du pouvoir, de bureaucratisation, de transformation de ses cadres, de ses cercles dirigeants, de son personnel élu, qui a profondément ébranlé son identité. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler que les 16 députés fédéraux élus sous la bannière du PT en 1986 étaient tous quasiment issus du milieu ouvrier. Or, actuellement sur les quelque 90 députés pétistes, il n’en reste plus qu’un seul. Il s’agit essentiellement d’avocats, d’intellectuels, bref un personnel issu des classes moyennes supérieures. La géographie électorale du PT a elle aussi beaucoup évolué dans les années 2000 : aux élections présidentielles, le parti s’est renforcé dans les zones rurales pauvres, sous l’effet des programmes de redistribution, mais s’est affaibli dans le sud du pays, son bastion historique. En ce qui concerne la transformation du PT, notons enfin que ce parti a très bien su s’adapter aux contraintes imposées par le système politique, en particulier lorsqu’il est arrivé au pouvoir. Il peine par contre à s’adapter aux mutations de la société brésilienne (moyennisation, nouvelles attentes, etc.), qu’il contribue paradoxalement à accélérer.
Que Lula se penche sur la question et réfléchisse à des pistes est bien sûr plutôt positif. Mais cette réaction est à mon avis un peu tardive. Il faut admettre que le PT est devenu très dépendant des positions de pouvoir et de la situation confortable qu’il occupe actuellement qui lui permet de contrôler la distribution de milliers d’emplois dans l’administration et donc d’entretenir des clientèles électorales. Au-delà des enjeux liés à la bureaucratisation voire à la sclérose du parti, et à la place croissante prise par la communication politique aux dépens de la réflexion programmatique, se pose aussi la question du devenir du PT de « l’après-pouvoir » ? Comment le PT va-t-il gérer un futur retour dans l’opposition, ? Si la réélection de Dilma Rousseff pour un second mandat (2015-2018) est probable, les dirigeants du PT doivent envisager dès à présent les conditions d’une alternance démocratique à moyen terme, s’ils veulent s’éviter une érosion partisane post-pouvoir comme en connaissent le PSDB et le DEM (Democratas, ex-PFL) depuis 2003.
La Coupe du monde et les mobilisations qui l’entourent laisseront-elles une trace durable dans le paysage politique brésilien ?
2013-2014 me semble être une période charnière dans l’histoire contemporaine du Brésil. Nous manquons bien sûr de recul, mais les mobilisations ont mis le doigt sur un certain nombre de problèmes non résolus. Peut-être assiste-t-on à la fin d’un cycle. Peut-être pas forcément la fin d’un cycle politique, car il n’y aura sans doute pas de grands chamboulements politiques à court terme, le Brésil cultivant le pragmatisme politique et le souci de la négociation. Ce à quoi on est en train d’assister au Brésil, c’est plutôt à un changement d’attitude des Brésiliens vis-à-vis de la conduite politique de leur pays, qui traduit lui-même un changement de perception. Nul doute en effet que les événements des derniers mois ont permis à une partie de la population brésilienne, peu politisée, de prendre conscience des transformations que connaît actuellement le Brésil et des limites de son modèle de développement, initié par Fernando Henrique Cardoso (1995-2002), puis prolongé par Lula (2003-2010) et par Dilma Rousseff. Un modèle de développement qui n’est pas sans paradoxes et déséquilibres.
On peut dire que ce mouvement casse l’image d’un Brésil présenté jusqu’ici comme une success-story, un modèle à suivre par tous, tout en soulevant de nouvelles questions liées aux profondes transformations du pays, aux rythmes de la croissance et du développement, au rapport entre tradition et modernité, aux modifications de la structure familiale et de la composition des familles, etc. Pas mal de choses ont en effet été mises en évidence appelant de nouvelles réponses politiques, une nouvelle manière de pratiquer la politique ou encore une inflexion du modèle actuel de développement.
Pour le monde politique, certes, les enjeux sont plus concrets et à court terme. Pour Dilma Rousseff, il s’agit de son éventuelle réélection ; pour le PT de se maintenir au pouvoir en limitant les concessions faites à la base alliée et notamment au nécessaire, mais encombrant PMDB ; et pour l’opposition, au contraire, de tenter de récupérer des positions de pouvoir (avec le très maigre espoir de provoquer une alternance au niveau de l’exécutif fédéral), tout en reconstruisant un discours et un programme politique consistant. Il est vrai que l’opposition au Brésil est très fragilisée par ses divisions internes, voire quasiment inaudible… Les principaux adversaires du Parti des travailleurs sont d’ailleurs issus de sa propre base alliée (Marina Silva, Eduardo Campos, etc.), ce qui en dit long aussi sur l’incapacité des partis au pouvoir entre 1994 et 2002, le PSDB et son principal allié le DEM en particulier, à se remettre en cause. Cela dit, il n’est pas sûr non plus qu’une alternance électorale à moyen terme change les grandes orientations politiques et économiques. Notons enfin, pour terminer, qu’il y a un effet de surmédiatisation lié à l’organisation de la Coupe du Monde. S’affirmer sur la scène internationale, c’est aussi en payer le prix, c’est s’exposer, c’est s’exposer à la critique (parfois facile) des observateurs extérieurs. D’une certaine manière, on peut dire que le Brésil paie aujourd’hui le prix de son affirmation internationale et de son volontarisme sur cette scène. Mais sa légitimité en tant que puissance émergente de premier ordre n’en est pas pour autant remise en cause.