Introduction
Madagascar, la quatrième plus grande île au monde avec 587 041 km2, est souvent qualifiée d’île-continent. Située dans le sud-ouest de l’océan Indien, elle figure parmi les dix hotspots [1] de la diversité biologique mondiale et compte parmi les douze pays dits « à mégadiversité » qui abritent 80 % de la diversité biologique de la planète [2] (FPEC, 2000). L’insularité de Madagascar a favorisé, d’une part, la grande diversité de sa topographie, de ses paysages et de son climat et, d’autre part, une différenciation remarquable de ses espèces végétales et animales dans des habitats naturels très diversifiés (Desmonts, 1995). Cet isolement géographique ainsi que l’existence d’une grande variété de microclimats ont permis le développement de formes de vie archaïques qui ont façonné les écosystèmes terrestres de l’île et sont à l’origine de certaines des formes de biodiversité les plus rares au monde (FEM 2003).
Cependant, cette diversité biologique, en particulier la couverture forestière d’origine, est fortement menacée par de nombreuses actions anthropiques, qui vont des feux de végétation aux exploitations chaotiques des sols. En 2000 par exemple, la superficie de forêts défrichées était estimée à 28 464 ha et la superficie de forêts brûlées avait atteint 15 572 ha en 2002, avec toutes les conséquences liées à l’érosion que cela entraîne (MEEF, 2005). Lentement, mais inexorablement, la superficie des habitats naturels continue donc de diminuer chaque année à Madagascar, accentuant ainsi la menace d’extinction de certaines espèces animales et végétales endémiques qui dépendent de ces écosystèmes. Bien que l’on assiste à une certaine atténuation de la dégradation de la couverture forestière de l’île depuis 2003, les données nationales montrent tout de même une réduction moyenne annuelle de l’ordre de 200 000 ha de forêts (MEEF, 2005).
Si la population rurale est généralement identifiée comme la cause principale de cette dégradation (Cleaver et Schreiber, 1998 ; World Bank, 2002), les actions entreprises depuis quinze ans – notamment par l’intermédiaire des trois phases du Plan d’action environnemental (PAE) – ne semblent pas avoir atteint les objectifs qui visent à réfréner la dégradation des ressources naturelles en général et d’inverser la spirale de la déforestation en particulier. Bien que la présente analyse ne propose pas de faire l’évaluation du PAE, elle explore comment s’organise la protection des ressources naturelles à Madagascar, en tentant de comprendre comment et pourquoi leur mise en valeur touristique constitue une stratégie en ce sens. Pour ce faire, nous présentons brièvement les caractéristiques de la biodiversité et ses principales menaces sur la Grande île avant de nous intéresser au cas particulier de l’Isalo et de la place du tourisme dans ce contexte. La relation entre l’environnement, la croissance et la lutte contre la pauvreté est au centre de notre démarche.
Survol de la biodiversité de Madagascar [3]
On peut classer les écosystèmes de la Grande île en quatre grandes catégories, elles-mêmes subdivisées en plusieurs types. On trouve premièrement les formations primaires, soit l’écosystème originel, qui représente environ 16 % du territoire et se caractérise par une forte diversité biologique de la faune et de la flore, marquée par un taux élevé d’endémisme. Cette catégorie est constituée par les forêts humides de l’est, les forêts sclérophylles de moyenne altitude et de montagne, les forêts caducifoliées de l’ouest, les brousses éricoïdes des hauts sommets, les forêts épineuses du sud et du sud-ouest et, enfin, les fourrés.
Les formations secondaires représentent quelque 63 % de l’île et correspondent aux formes de dégradation des forêts primaires (différents stades évolutifs allant du stade ligneux tel que les arbres ou les arbustes au stade herbeux tel que les savanes ou les steppes). On trouve dans cette catégorie les savoka issus des défrichements, les savanes herbeuses, arborées ou arbustives des hautes terres et de la région occidentale, en plus des steppes provenant du défrichement des forêts xérophiles du sud.
On rencontre aussi des formations particulières issues des formations végétales spécialisées qui sont régies par des conditions écologiques spécifiques à diverses régions de Madagascar. On décèle dans cette catégorie la végétation des affleurements rocheux, très importante sur les dômes granitiques de la région centrale, la végétation des marais et des marécages (0,5 % de l’île) et les mangroves (0,6 % de l’île), formations forestières littorales constituées de végétaux assez particuliers qui sont adaptés à un milieu soumis au rythme des marées.
Les zones humides (réseau hydrographique de plus de 3000 km de longueur et de nombreux lacs, marais et tourbières) et les écosystèmes marins et côtiers sont constitués par environ 420 000 ha de marais, 300 000 ha de mangroves et plus de 2000 km2 de récifs. Enfin, les plantations artificielles et les cultures, y compris notamment les reboisements (0,5 % de l’île), en grande partie constituées par des plantations d’essences exotiques à croissance rapide (eucalyptus et pins) et différents types de cultures vivrières, rizicultures, cultures de rente et cultures maraîchères, représentent la quatrième grande catégorie d’écosystème que l’on trouve à Madagascar.
Chacun de ces écosystèmes comporte une diversité biologique dont les détails dépassent largement les objectifs de cet article. Nous présentons cependant au tableau 1 une synthèse du niveau d’endémisme associé aux principaux groupes taxonomiques de la Grande île, ce qui permet de mieux saisir l’importance des ressources naturelles dans ce pays ainsi que, éventuellement, les enjeux liés à leur conservation.
Dans le cadre de la mise en œuvre de la première phase du Plan d’action environnemental et dans une volonté de conservation et de sauvegarde du patrimoine écologique national qui est exposé à la dégradation depuis plusieurs décennies, le gouvernement malgache a créé l’Agence nationale pour la gestion des aires protégées (ANGAP) en 1990. L’ANGAP, rebaptisée Parcs nationaux Madagascar (PNM) en 2001, est une organisation non gouvernementale (ONG) chargée de mettre en œuvre l’animation et la gestion d’un programme pour la conservation de la biodiversité malgache. Sa mission comporte deux principaux volets, soit : « Établir, conserver et gérer de manière durable un réseau national de Parcs et Réserves, représentatif de la diversité biologique et du patrimoine naturel propres à Madagascar » et « veiller à la valorisation et à la conservation durable de ce réseau » (ANGAP, 2001, 2).
Le premier volet de la mission de l’ANGAP a conduit à la création et à la classification d’un réseau national composé de 46 aires protégées (18 parcs nationaux, 5 réserves naturelles intégrales – RNI – et 23 réserves spéciales – RS) très dispersées sur le territoire national. Depuis l’année 2000, pour remplir le rôle défini dans le deuxième volet de sa mission, l’organisme s’est doté du Plan de gestion des aires protégées de Madagascar (PGAPM) qui établit ses stratégies et ses orientations pour la période 2001–2006, dans le but d’assurer la pérennité du réseau. Ce plan tient compte des engagements du gouvernement de porter la surface des aires protégées de 1,7 million d’hectares à 6 millions d’hectares à l’horizon 2006 (ANGAP 2001).
Le PGAPM a également comme objectif d’identifier les lacunes du réseau et les nouveaux types d’aires protégées (AP) à créer (sur la base de critères de représentation de la biodiversité), ainsi que les vocations de gestion et les normes de gestion de chaque AP. La mise en œuvre effective du PGAPM comprend le lancement des procédures de création des AP dans les zones cibles pour environ 500 000 ha en 2005, la réactualisation des manuels de procédures pour la création des AP et le renforcement des plans de gestion au niveau de chaque site (MEEF, 2005).
Il est encore trop tôt pour faire une évaluation de la mise en œuvre du PGAPM, mais soulignons que, dans cette démarche, l’ANGAP a décidé de s’appuyer sur une nouvelle classification des différents habitats naturels existants à Madagascar qui tient compte des acquis antérieurs concernant les efforts de classification des écosystèmes naturels terrestres, mais qui intègre une approche biogéographique afin de tenir compte également des caractéristiques de la biodiversité locale. Il s’agit de la classification en « écorégions » en vigueur depuis l’an 2000, que nous présentons brièvement (ANGAP, 2001).
Écorégions de Madagascar et principales menaces
Nous appuyant sur la classification adoptée par PNM – ANGAP, nous pouvons diviser le territoire malgache en plusieurs écorégions et zones de transition qui correspondent plus ou moins aux anciens domaines basés sur la composition floristique (classification d’écorégions terrestres antérieure à 1999). Le tableau 2 présente les sept écorégions qui composent Madagascar avec leurs principales caractéristiques, soit leur superficie, le pourcentage de couverture forestière originelle, leur localisation géographique et quelques caractéristiques de biodiversité qui montrent bien sûr la richesse naturelle de Madagascar, mais aussi son éclatement géographique qui représente d’énormes défis de gestion.
Malgré la mise en place d’une Charte de l’environnement en 1990 et du Plan d’action environnemental (1993–2008) appuyé par des partenaires et des bailleurs de fonds internationaux, les dernières décennies ont vu s’opérer une baisse continue de la qualité de l’environnement, ainsi qu’une régression quantitative des formations naturelles, en particulier de la forêt primaire, habitat d’une grande partie de la faune et de la flore qui donnent à Madagascar son caractère unique. Le pays continue de connaître un taux élevé de dégradation de sa biodiversité et en particulier de sa couverture forestière qui enregistre des taux de déforestation estimés de 150 000 à 200 000 ha par an (Minten, Randrianarisoa et Randrianarison, 2005). En dépit des multiples stratégies qui s’inscrivent dans les divers programmes de préservation et de conservation, cette tendance ne semble pas encore avoir changé de façon significative, tel que présenté au tableau 3, avec une déforestation moyenne annuelle [4] de plus de 1 % de 1980 à 2000 [5].
Les Nations unies on aussi estimé qu’au cours des 60 dernières années, 75 % de la couverture forestière avait disparu, dont 10 % pendant la dernière décennie. Bien que ces estimations s’insèrent dans un débat concernant la couverture forestière originelle, celle-ci était estimée à 13 260 000 ha en 1996, soit 22,6 % du territoire national, tandis que la période 1997 – 2000 a été marquée par une diminution forestière annuelle moyenne de 1,2 %, avec certaines conséquences directes, dont la perte de biodiversité, la diminution de la fertilité des sols, l’érosion, l’ensablement des lits des rivières et des embouchures.
De 1990 à 2000, c’est donc 24 446 ha de forêts en moyenne par année qui ont été brûlés à des fins agricoles (dont 74 % concentrés dans les faritany de Diégo et de Tamatave), tandis que l’exploitation forestière a augmenté de façon exponentielle durant cette période (Nations unies, 2003). De nombreux facteurs peuvent expliquer cette dégradation de l’environnement, mais les principales causes les plus souvent citées pour leur impact élevé sur la couverture forestière des écorégions, sont le défrichement par la pratique du tavy (culture sur brûlis, faute d’alternative réelle pour une grande partie de la population rurale), les feux de brousse (renouvellement du pâturage, opérations de nettoyage incontrôlées et d’extraction minière, mécontentement populaire, etc.), l’exploitation du bois (besoins énergétiques, matériaux de construction…), la migration de la population, la chasse et le commerce, l’extraction minière et autres prélèvements…
Bien que la perte écologique due à la dégradation des habitats naturels – en particulier du couvert forestier – n’ait pas été entièrement évaluée, il est indéniable que l’érosion de la biodiversité à Madagascar s’avère très élevée. Selon une estimation réalisée dans la forêt des Mikea (sud-ouest de la Grande île), la déforestation s’accompagne de la disparition de 75 % des espèces végétales originelles exploitées comme bois d’œuvre ou utilisées comme plantes médicinales et de 25 % des espèces animales (Grouzis et Milleville, 2000). Cela constitue une situation alarmante compte tenu du fait que les forêts malgaches abritent la quasi-totalité des espèces endémiques de l’île.
Dans une perspective économique, la perte que représente l’ensemble de ces dégradations était estimée en 2000 entre 12 et 40 millions de dollars, soit l’équivalent de 5 à 15 % du PIB (ANGAP, 2001). Il est certain que si les taux de dégradation demeurent à leur niveau actuel, les prévisions issues des récentes études du Center for Applied Biodiversity Science (CABS) pour le compte de Conservation International qui prévoient la disparition complète du couvert forestier malgache d’ici quarante ans pourraient se confirmer (Conservation international, 2005).
Des questions demeurent donc posées : comment réfréner la dégradation de manière efficace ? Comment agir sur les principales causes de la dégradation évoquées plus tôt ? Pour le gouvernement malgache et les bailleurs de fonds internationaux, les réponses résident dans la relation pauvreté / croissance économique / protection des ressources naturelles. Ainsi, la création et la gestion des aires protégées s’inscrivent dans la logique qui place la population pauvre comme vecteur principal des pressions qui pèsent sur la biodiversité et s’appuient sur un ensemble de relations et d’hypothèses que nous pouvons résumer de la façon suivante (ANGAP 2002, Nations unies, 2003) : Madagascar est un des pays les plus pauvres dans le monde ; 85 % des pauvres sont des ruraux et ils dépendent considérablement des ressources naturelles ; leur mode de vie (survie) et leurs systèmes de production contribuent à la dégradation de l’environnement et à une perte accélérée de la couverture forestière ; cette situation, à son tour, accroît davantage la vulnérabilité des pauvres en milieu rural par rapport aux cataclysmes naturels dont la fréquence augmente.
Cette logique n’est pas nouvelle puisqu’elle structure la construction des « problèmes environnementaux » et leur solution, en Afrique subsaharienne comme dans les autres pays du Sud, depuis au moins deux décennies (Sarrasin, 2005a). En effectuant un bref retour sur les caractéristiques du « modèle de développement » présenté par les institutions financières internationales – en particulier la Banque mondiale –, nous proposons d’explorer, dans une démarche d’économie politique, la place de l’écotourisme dans ce modèle.
Ajustement structurel et lutte contre la pauvreté : gestion néolibérale de l’environnement
Sous ajustement structurel depuis le début des années 1980, le gouvernement malgache est passé au cours de cette décennie d’un gouvernement d’obédience socialiste à un « bon » élève dans la mise en œuvre des stratégies néolibérales prescrites par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Sur le plan du financement international, cela a eu notamment pour conséquence de multiplier par quatre – de la décennie 1970 à la décennie 1990 – le montant des prêts obtenus par le gouvernement malgache auprès de la Banque mondiale [6].
Vivement critiqués depuis le début de leur mise en œuvre pour leurs effets sociaux (Cornia, Jolly et Stewart, 1987), les programmes d’ajustement structurel (PAS) constituent le vecteur de mise en œuvre de la stratégie de lutte contre la pauvreté – avec le rôle central de la croissance économique extravertie – en Afrique en général et à Madagascar en particulier. Le rapport de la Banque sur l’ajustement en Afrique subsaharienne mentionnait ainsi en 1994 que « l’ajustement est l’indispensable première étape sur la voie qui mène à une croissance soutenable de nature à faire reculer la pauvreté » (Banque mondiale, 1994, 18) et cette logique est réaffirmée plus ou moins explicitement dans les analyses subséquentes de l’institution sur les liens entre la pauvreté et les solutions pour y remédier (World Bank, 2002).
Puisque la Banque mentionne que la majorité des pauvres vivent en zone rurale et que l’ajustement structurel désire notamment « replacer » le secteur agricole comme moteur de la croissance, les mesures visant à relever le prix à l’exportation devraient favoriser les pauvres dont le travail est lié à ce secteur de l’économie. L’objectif ultime de la lutte contre la pauvreté grâce à l’ajustement repose en fait sur l’intégration des pauvres au processus de production nationale tournée vers l’extérieur et à leur inclusion dans l’économie « formelle ».
L’adoption en 1996 par le gouvernement malgache d’un document cadre de politique économique (DCPE), reconduit en juin 1999, qui annonce que la réduction de la pauvreté se fera avant tout par la mise en place d’un environnement socioéconomique favorable à la croissance, s’insère dans la logique de l’ajustement structurel. Cet énoncé de politique a été remplacé par un Document de stratégie de réduction de la pauvreté (Instat, 2000) qui s’inscrit dans la relation entre croissance économique et endiguement de la pauvreté.
Le premier élément de cette relation suppose que les pauvres ruraux profitent de la réorientation des ressources en faveur du secteur agricole. Mais comme le relèvement des prix à l’exportation – lorsque c’est le cas – favorise davantage les propriétaires terriens dont la production est tournée vers l’extérieur que les pauvres employés qui travaillent dans les plantations ou se concentrent sur l’agriculture vivrière, on peut douter que ce soit la majorité des paysans qui profite de ces mesures (Sarrasin, 1999 ; Campbell, 2005). Une grande proportion de ceux-ci est souvent exclue de la participation à la croissance et la Banque mondiale suggère dans ce cas de compléter l’ajustement structurel de transferts et de dispositifs sociaux afin de protéger les pauvres qui ne peuvent profiter rapidement de la croissance.
L’approche préconisée par le gouvernement malgache s’insère dans la logique du modèle de développement néolibéral proposé par la Banque, en voulant ramener la pauvreté au tiers de la population à l’horizon 2015, à partir d’une croissance annuelle moyenne prévue de 7 % durant la période 2000–2015. Comme le gouvernement malgache le souligne, « ces perspectives sont envisageables si les opportunités offertes par le marché international et le rythme de mise en œuvre des réformes sont respectés » (Instat, 2000, 23). Or, l’évolution économique des vingt dernières années montre plutôt une croissance moyenne de 1,8 % pour la période 1981–1991 et de 2,9 % pour 1991–2001 (Banque mondiale, 2002). Malgré un taux de croissance de 5,9 % en 2001, en suivant la logique du modèle, celui-ci demeure largement en deçà des prévisions que le gouvernement malgache utilise comme base de programmation des actions contre la pauvreté.
Les pressions politique et économique sont donc très fortes sur certains secteurs – notamment le secteur minier, les télécommunications, les secteurs manufacturiers et agricoles exportateurs – pour qu’ils réalisent les conditions de croissance fixées par les bailleurs de fonds. C’est dans de telles conditions que le tourisme apparaît comme un secteur en émergence, à fort potentiel de croissance, qui pourrait à la fois contribuer à la lutte contre la pauvreté et freiner la dégradation des ressources naturelles dans la logique du modèle, en offrant à la population rurale pauvre une source de revenu alternative à l’agriculture extensive et à l’exploitation du bois. Le cas du parc national d’Isalo nous permet d’explorer quelques limites de cette stratégie.
Parc national d’Isalo : difficile conciliation entre « conservation » et « développement » [7]
D’une superficie de 81 540 ha, le parc national d’Isalo est situé dans le Firaisana de Ranohira, Fivondronana d’Ihosy, de la province de Fianarantsoa, dans le sud de Madagascar. Le parc englobe la partie nord du massif de l’Isalo, lequel est constitué de grès continentaux qui date du jurassique avec une géomorphologie très variée caractérisée par un climat de type tropical sec. Son relief est ruiniforme avec de grandes étendues herbeuses, marqué par de profonds canyons et des oasis qui décorent le paysage. Le massif gréseux est fortement érodé. Le parc national de l’Isalo fait partie de l’écorégion du Centre, dans une zone en grande partie déboisée ou modifiée par les activités humaines et, de ce fait, seuls 11 929 km2 (7 %) de son habitat originel sont demeurés intacts.
Le couvert forestier se concentre surtout au sein du massif de l’Isalo, le long des nombreux cours d’eau nichés au fond d’étroits et profonds canyons (Canyon des Singes et Canyon des Rats) et peut être subdivisé en trois catégories, soit : 1) la forêt ripicole (la plus présente sur le site) composée des espèces de pachypodes, d’aloès et d’euphorbes ; 2) la forêt sclérophylle qui peut être soit dense, soit clairsemée ; elle est constituée essentiellement par les espèces de Tapia Uapaca bojeri et de Heza Astropeia micraster ; 3) la forêt sèche sur sol alluvionnaire (forêt de Sahanafa) qui est une forêt secondaire, mais qui constitue l’un des rares habitats des lémuriens en raison de sa composition (présence des pieds de citronnier).
Carte 3 : Parc national d’Isalo dans l’écorégion centrale (Angap, 2001)
Autour du massif de l’Isalo, la végétation est dominée par les steppes, formations secondaires et herbeuses qui proviennent de la destruction des forêts secondaires, après défrichement et passages répétés des feux, ainsi que de la dégradation des fourrés xérophiles. La flore comprend également quelques espèces intéressantes telles que l’angiospermes dicotylédones (2 familles endémiques sur 6 de Madagascar), 116 espèces médicinales (34 % des espèces récoltées), 86 espèces mellifères (25 % des espèces existantes) et 6 espèces caoutchoutières. La richesse géomorphologique du parc national de l’Isalo permet aussi une biodiversité animale importante en espèces endémiques et contribue à façonner l’image écotouristique que s’est donnée Madagascar depuis 1990. On y rencontre 82 espèces d’oiseaux, 33 espèces de reptiles, 15 espèces d’amphibiens, 14 espèces de mammifères dont 7 primates et 238 espèces endémiques de micromammifères dont le ver à soie du genre Tapia qui produit la soie naturelle malgache.
Ces richesses naturelles font l’objet de plusieurs pressions que nous avons évoquées et qui sont principalement associées à la population rurale pauvre. Un certain nombre d’activités pratiquées en périphérie du parc national menacent non seulement la biodiversité de l’écorégion du Centre, mais rendent aussi difficile la protection effective des ressources que le parc est censé protéger.
Dans la région périphérique au parc national, la cause principale de la régression de la forêt (de plus en plus importante chaque année) est la culture du maïs sur abattis-brûlis appelée localement hatsake. Des études menées par des chercheurs de l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et du Centre national de recherche sur l’environnement de Madagascar (CNRE) ont conclu que, contrairement à ce que l’on observe souvent en zone tropicale humide, le processus de déforestation à l’origine d’une nette diminution de la biodiversité végétale semble irréversible dans cette région (Grouzis et Milleville, 2000).
La culture du maïs se développe rapidement aux dépens de la forêt, sous l’effet de plusieurs facteurs : pression démographique accrue du fait de l’arrivée de migrants, saturation foncière des terres les plus fertiles consacrées aux cultures intensives et relâchement du contrôle par l’État des défrichements forestiers. En fait, à la faveur du « modèle de développement » néolibéral que nous avons brièvement évoqué, le maïs est passé graduellement de culture vivrière à culture commerciale pour répondre aux besoins du marché national et à ceux de l’île de la Réunion. Si elle contribue à apporter un revenu d’appoint à quelques familles de cette région, la culture du maïs ne cesse de gagner sur la forêt, constituant ainsi un vecteur de dégradation.
Toujours d’après les résultats des études de l’IRD – notamment son programme de recherche « Déforestation et sociétés paysannes à Madagascar » –, le processus de dégradation du couvert forestier est étroitement lié à des dynamiques migratoires récentes, à de nouvelles stratégies foncières, ainsi qu’à des changements dans la perception et dans l’utilisation du milieu par les populations. L’immigration s’est profondément modifiée depuis dix à quinze ans dans la région, en devenant massive et définitive. Progressivement, les migrants se sont engagés dans une « conquête » de la forêt sur les plans économique (exploitation du milieu) et symbolique (« repeuplement » de certaines parcelles de la forêt d’esprits et de divinités issus de leur territoire d’origine, de façon à ce qu’ils s’approprient spirituellement l’espace forestier et ainsi le contrôlent totalement) (Moizo, 1998).
L’accroissement de la migration dans la région environnante au parc national de l’Isalo exerce une pression de plus en plus forte sur les forêts, notamment par l’augmentation induite des espaces pastoraux – surcharge pastorale sur les ressources ligneuses due à l’augmentation de la concentration du bétail, mais également par l’augmentation de la demande en bois de chauffe et de bois d’œuvre. Un exemple des impacts directs de ce phénomène migratoire sur les ressources naturelles du parc national d’Isalo reste l’exploitation anarchique du saphir sur le site minier d’Ilakaka.
Au-delà de la destruction chaotique des richesses géologiques locales, l’explosion démographique sur le site minier a provoqué une augmentation exponentielle des besoins en bois qui y sont estimés équivalents à ceux de la ville de Tuléar (environ 140 000 habitants) ; les zones de coupes illicites ont ainsi été observées jusque dans le parc national de l’Isalo. Par ailleurs, la population immigrante n’accorde pas le même lien (ou perception) à la terre et à la place accordée à la forêt, comparativement à l’ethnie autochtone (les Bara) qui respecte la forêt pour des raisons spirituelles et traditionnelles, préservant ainsi une exploitation massive du couvert forestier de l’Isalo (Thibaud, 2005).
Ces exemples, loin de présenter un portrait exhaustif des causes de la dégradation des ressources naturelles dans l’écorégion du Centre et dans le parc national de l’Isalo, mettent en relief deux principaux éléments dans notre perspective. D’une part, on constate que le binôme pauvreté – migration constitue une pression importante sur les ressources naturelles, notamment forestières, et, d’autre part, la solution préconisée par la logique de l’ajustement structurel basé sur l’agriculture d’exportation semble, au contraire, exacerber la pression sur les ressources, qu’elles soient officiellement protégées ou non. C’est en particulier dans de telles conditions que l’écotourisme constitue une possibilité de compromis entre les besoins de revenus locaux, l’équilibre de la balance des paiements (l’ajustement structurel) et la protection des ressources naturelles nécessaires à la construction de l’offre touristique.
Ecotourisme comme stratégie de lutte contre la pauvreté et de protection de l’environnement
Au cours des quinze dernières années, la destination Madagascar s’est de plus en plus identifiée à l’écotourisme. La dernière étude sur le profil des touristes non-résidents réalisée en 2000 montre que, pour 55 % des voyageurs étrangers, l’écotourisme constitue le premier choix d’activités pratiquées durant leur séjour à Madagascar. L’écotourisme demeure le segment qui a le taux de croissance le plus rapide de toute l’industrie du voyage, avec un taux annuel se situant de 10 à 30 % contre une croissance globale du tourisme de 4 % par an à Madagascar (Christie et Crompton, 2003).
Intimement tributaires du réseau des aires protégées existantes qui constituent la « matière première » du produit écotouristique malgache, on comprend que les diverses causes de dégradation que nous avons évoquées constituent des activités « concurrentes » à l’écotourisme et un enjeu de taille pour PNM – ANGAP en particulier. L’organisme a jusqu’ici déployé des efforts importants pour la valorisation des sites à forte potentialité écotouristique. Ainsi, un total de 101 102 visiteurs a été enregistré en 2004, dont approximativement 81,76 % étaient concentrés dans les six parcs nationaux prioritaires du réseau, soit : Montagne d’Ambre, Ankarana, Andasibe, Bemaraha, Isalo et Ranomafana (ESAPP 2005).
Les statistiques d’entrées compilées par l’ANGAP ainsi que les données du ministère de la Culture et du Tourisme depuis 1998 traduisent que, en proportion, l’intérêt des touristes pour la visite des aires protégées est toujours présent. Toutefois, le nombre d’entrées dans les aires protégées ne suit pas, de manière proportionnelle, l’augmentation des arrivées touristiques. L’instabilité politique qui prévalait en 2001–2002 (surtout perceptible en 2002) a eu un impact négatif sur les arrivées touristiques en général et écotouristiques en particulier. En 2004, la proportion des écotouristes accusait un recul pour ne représenter que 44,19 % des arrivées touristiques internationales ; toutefois, la barre des 100 000 écotouristes était franchie pour la première fois cette même année, comme le montre le tableau 4.
Tableau 4 : Évolution comparative des arrivées de touristes non-résidents et des entrées de visiteurs dans les aires protégées de Madagascar
La grande majorité des touristes et des écotouristes provient d’Europe, avec une proportion de plus de 72 % du total des arrivées. On peut constater également que, quel que soit le pays de résidence, la proportion des visiteurs des aires protégées représente globalement la moitié des arrivées internationales. Des 28 aires protégées sur lesquelles PNM – ANGAP tient des statistiques sur le nombre d’entrées annuelles, une dizaine accapare plus de 96 % de la clientèle écotouristique. En cette matière, le tourisme constitue lui-même une menace potentielle sur ces aires protégées, en termes de capacité de charge et de pérennité de la préservation et de la conservation de l’habitat naturel. Les trois parcs nationaux les plus visités sont ceux d’Andasibe, de l’Isalo et de Ranomafana, notamment à cause de leur accessibilité, mais également à cause du fait qu’ils se trouvent sur l’axe routier Antananarivo – Toliaro le plus fréquenté par les touristes.
D’après les prévisions présentées dans le Plan directeur du développement de l’écotourisme à Madagascar (qui est en fait un complément du Plan directeur du tourisme et de l’étude sectorielle sur le tourisme effectuée par la Banque mondiale), le positionnement de Madagascar comme étant une destination écotouristique passe par : une multiplication des efforts d’investissement dans les infrastructures écotouristiques ; la dotation d’une politique agressive de marketing sur les principaux marchés émetteurs ; une approche pluridisciplinaire et participative (en particulier pour les communautés locales) lors de l’élaboration de l’offre écotouristique (ESAPP, 2005).
Ces objectifs sont articulés en trois phases principales de développement qui vont de 2004 à 2013 et visent à porter le nombre d’écotouristes de 100 000 qu’il était en 2004 à 370 000 en 2013. Par ailleurs, le nombre d’« écolodges » devrait passer de 6 en 2004 à 57 en 2013, pour une capacité moyenne de 3400 lits supplémentaires. Le montant cumulatif des investissements nécessaires pour supporter ces objectifs serait d’environ 16 millions de dollars.
Cette brève description du contexte écotouristique à Madagascar nous permet de relever deux principaux éléments dans le sens de notre analyse. D’abord, bien qu’ayant évolué positivement au cours de la décennie étudiée, le tourisme était loin de représenter un « pôle de développement » pour l’économie malgache suffisant pour représenter une alternative réelle aux pratiques destructrices que nous avons évoquées. Dans ces conditions, l’écotourisme ne représente-t-il pas un apport négligeable à l’économie ? Dans l’affirmative, pourquoi l’écotourisme est-il présenté comme un moyen privilégié de répondre simultanément aux objectifs de croissance économique, de lutte contre la pauvreté et de protection de la biodiversité à Madagascar ?
Le cas du parc national de l’Isalo montre que, malgré la fréquentation de 24 098 visiteurs en 2004, l’écotourisme n’offre que quelques dizaines d’emplois, principalement de guides qui nécessitent non seulement la connaissance d’une langue étrangère (généralement le français ou l’anglais), mais aussi un niveau de scolarité suffisant pour que ceux-ci intègrent les principales caractéristiques de biodiversité du parc national. L’affluence quotidienne de nouveaux migrants dans la zone périphérique du parc ne permet pas à l’écotourisme d’absorber, même marginalement, ces chercheurs d’emplois qui se tournent rapidement vers des pratiques de survie et d’utilisation anarchique des ressources qui menacent l’intégrité de la forêt, donc la pérennité de l’activité écotouristique elle-même.
En fait, les recettes globales générées par le tourisme dans les aires protégées étaient de 5,8 millions de dollars en 2000, soit une part de 4,7 % des recettes totales du tourisme à Madagascar (ONE, 2002). Cette estimation comprend les droits d’entrée à l’aire protégée (DEAP), le service de guidage, les porteurs, les achats divers et l’hébergement sur une base moyenne évaluée à 2,4 jours. Le montant des DEAP correspond à une part d’environ 7 % des dépenses faites autour des aires protégées, représentant ainsi une part négligeable de l’apport des touristes qui visitent ces zones, pourtant situées au centre de la visite organisée. En bref, la visite d’écotouristes dans les parcs nationaux comme celui d’Isalo, qui représente le second de Madagascar, en termes de fréquentation, n’arrive même pas à couvrir les dépenses relatives à la gestion et à la protection du site, assurées par PNM – ANGAP et la Direction des eaux et forêts.
À cela, il faut ajouter que les retombées économiques directes du tourisme à l’échelle locale restent rares et concernent souvent des personnes issues d’autres régions du pays où l’accès à l’éducation et aux formations est plus aisé. Les zones rurales périphériques aux aires protégées abritent des populations aux faibles compétences dans les domaines qui intéressent le secteur touristique, le taux d’analphabétisme atteignant souvent 90 %. Les retombées économiques principales correspondent essentiellement à un occasionnel accroissement de la vente des produits locaux, étant donné que peu d’opérateurs dans le domaine de l’écotourisme agissent dans le sens d’une implication des communautés locales, notamment par des formations (Paquier et Razafindrakoto, 2002).
Conclusion
Notre objectif n’était pas de poser un regard définitif sur la gestion des ressources naturelles à Madagascar. Le nombre d’acteurs impliqués, la pluralité de leurs parcours et de leurs intérêts, la diversité et l’éclatement des ressources naturelles sur l’île-continent que représente ce pays et la complexité des menaces sur la biodiversité posaient nécessairement des limites en ce qui concerne la lecture que cette analyse pouvait proposer. Bien que nous nous soyons attardés au cas précis du parc national d’Isalo, notre démarche est demeurée macroscopique, c’est-à-dire qu’elle cherchait à dégager des lignes de forces dans la compréhension des enjeux liés à la dégradation des ressources naturelles à Madagascar.
Pour y arriver, nous avons exploré comment s’organise la protection des ressources naturelles à Madagascar et quelles sont les principales causes de dégradation. Nous intéressant au cas particulier de l’Isalo, nous avons exposé dans quelle logique l’environnement, la croissance économique et la lutte contre la pauvreté représentent un « modèle de développement » dont la population rurale pauvre constitue le principal vecteur. La place du tourisme en général et de l’écotourisme en particulier apparaît démesurée compte tenu des causes de dégradation que nous avons décrites. Sur le plan de la protection des ressources naturelles, Bruce Larson (1994, 681) suggère que, « malgré la mise en place efficace d’une politique touristique sensée, les avantages potentiels du tourisme à l’échelle du pays n’auront pas d’incidences directes sur les motivations locales en matière de déforestation ».
Alors pourquoi avoir présenté l’écotourisme comme un moyen privilégié de conservation ? Loin d’être une panacée pour la protection des ressources naturelles, l’activité touristique prend toute l’apparence d’un « argument » présenté pour accélérer la mise en place des aires protégées, malgré un certain nombre de résultats mitigés. Compte tenu de la dégradation des ressources naturelles observée au cours des vingt dernières années et de la part que représente le tourisme dans l’économie malgache, nous croyons que l’intégration de l’activité écotouristique à la logique d’un « modèle de développement » largement basé sur l’exportation résulte en fait d’autres objectifs.
Dans un contexte d’ajustement structurel, il est clair que l’intérêt du gouvernement et de l’administration publique malgaches pour la « protection de l’environnement » et la « lutte contre la pauvreté » reposait en grande partie sur le financement qui y était associé. Dans ces conditions, notre analyse montre que l’écotourisme à Madagascar prend davantage la forme d’une occasion de justifier le financement des aires protégées et des organismes qui y sont associés qu’une réelle stratégie de protection des ressources naturelles et de lutte contre la pauvreté.
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