Davos, 22 janvier 2019. La délégation brésilienne est venue en force au Forum économique mondiale pour y vendre son « nouveau » Brésil, « libéré » de la gauche au pouvoir, ouvert aux réformes néolibérales et débarrassé de la corruption. Menée par le président Jair Bolsonaro en personne, elle s’apprête à tenir une importante conférence de presse. Très attendue, la rencontre doit permettre aux médias internationaux de prendre connaissance des réformes envisagées par le gouvernement d’extrême droite pour redresser l’économie de la première puissance latino-américaine. Dans la salle de presse, en attente, c’est déjà la cohue, tant le caractère inédit de ce nouveau pouvoir pique la curiosité des journalistes présents en nombre dans la station huppée suisse. Soudain, coup de théâtre ! Dix-sept minutes avant l’événement, à la surprise générale, on annonce que la rencontre est annulée. La délégation, explique-t-on, a dû rentrer précipitamment au pays en raison de la détérioration de l’état de santé du président.
Mais une autre préoccupation semble avoir poussé le nouveau président à écourter son séjour à Davos : les révélations faites, le matin même, au Brésil, par journal Globo (22 janvier 2019) sur l’existence de liens entre son fils, Flávio Bolsonaro et une des pires organisations criminelles de la ville de Rio de Janeiro : la milice de Rio das Pedras. L’affaire est d’autant plus sérieuse que cette milice est soupçonnée d’être impliquée dans l’assassinat, le 14 mars 2018, de la jeune conseillère progressiste et militante des droits humains de la ville de Rio, Marielle Franco et de son chauffeur, Anderson Pedro Gomes. Une exécution sommaire qui a déclenché une vague d’indignation sans précédent dans le pays et à l’étranger (Le Monde, 20 mars 2018 ; De Abreu, 2019). Tombant au moment précis où tous les projecteurs internationaux étaient braqués sur le Brésil de Bolsonaro, ces révélations n’ont pas manqué de créer un vent de panique au sein de la délégation, la poussant à plier bagage plus tôt que prévu.
Très vite éclipsée par la tragédie de Brumadinho [1] , trois jours plus tard, l’affaire n’a finalement été que très peu répercutée par la presse internationale en dépit de son caractère explosif. Il vaut pourtant la peine d’y revenir, car, au-delà de ses suites judiciaires, ces révélations jettent une lumière crue sur les interconnexions existantes entre la famille Bolsonaro, l’extrême droite carioca, et les milices urbaines qui terrorisent les habitants des zones périphériques de la ville de Rio. Elles donnent à voir aussi la nature du nouveau pouvoir qui vient de s’installer au Planalto, le palais présidentiel. Rappel des faits et analyse.
Mouvements atypiques
Tout commence en décembre 2018, lorsque le Conseil de contrôle des activités financières (COAF) rapporte l’existence de mouvements financiers « atypiques » sur un compte appartenant à l’ex-chauffeur de Flávio Bolsonaro : un certain Fabrício Queiroz. En passe de quitter les bancs de l’Assemblée législative de l’État de Rio (ALRG) pour rejoindre les rangs du sénat, son employeur vient à peine de lui donner congé.
Ce qui intrigue alors les enquêteurs, aussitôt mis sur l’affaire, c’est d’une part la valeur cumulée des flux financiers suspects qui ont transité ces trois dernières années sur le compte de l’ex-chauffeur, soit environ sept millions de reais (deux millions de dollars), un montant jugé incompatible avec sa fonction, et d’autre part, la proximité de Fabrício Queiroz avec le clan Bolsonaro.
Queiroz, en effet, était loin d’être un simple fonctionnaire de cabinet. Cet ex-policier militaire est un ami intime et de longue date de Jair Bolsonaro, comme le confirment plusieurs clichés circulant sur les réseaux sociaux. Sur l’un d’eux, on voit ainsi l’ex-chauffeur déjeuner avec Jair et Flávio Bolsonaro. Hilare, il pointe l’index, pouce relevé, vers le photographe, mimant une arme à feu, un geste qui deviendra le signe de ralliement des partisans de Bolsonaro. Sur un autre, on le voit sur une barque accompagner le président dans sa partie de pêche.
Entré au service du fils aîné du clan, début 2000, il occupe tout à la fois les fonctions de chauffeur, conseillé en sécurité, bras droit et homme de confiance de l’ex-député. Proximité oblige, sa fille, coach sportive, avait elle aussi été engagée par Flávio, de 2007 à 2016, comme assistante parlementaire, avant de rejoindre le cabinet du député fédéral….Jair Bolsonaro : des fonctions que Natalia Queiroz n’exercera manifestement pas de manière très assidue [2] . Plus surprenant encore, est la découverte par les enquêteurs d’un lien entre Queiroz et Michelle de Paula Firmo Reinaldo Bolsonaro, la femme du président : le versement d’environ 40 000 reais (environ 10 000 euros) par l’ex-chauffeur sur le compte de la première dame. Étrange promiscuité financière !
Sommé de venir s’expliquer sur l’origine de ces flux, Queiroz, ne se présente pas aux convocations. Après l’éclatement de l’affaire, il disparaît mystérieusement de la circulation, avant de réapparaître, quelques jours plus tard, convalescent, dans un hôpital huppé de Rio. Ses avocats mettent alors en avant son fragile état de santé qui, expliquent-ils, ne lui permet pas de se rendre aux convocations. Traqué par la presse, l’ex-policier militaire consent seulement à accorder une interview à TV Record, la grande chaîne évangélique pro-Bolsonaro. Mais ses réponses confuses et alambiquées aux questions complaisantes des journalistes ne convainquent guère, tandis que, dans le même temps, d’autres mouvements financiers suspects sont découverts par les enquêteurs, cette fois-ci, sur un compte de Flávio Bolsonaro (The Intercept, 22 janvier 2019).
Dans la ligne de mire, le fils aîné du président tente d’abord de justifier l’origine de ces transactions suspectes en mettant en avant ses activités d’entrepreneurs. Dénonçant un complot visant à atteindre son père, il se retranche ensuite derrière son immunité parlementaire et ses avocats introduisent une demande au Supremo Tribunal Federal pour bénéficier du « foro privilegiado » : une procédure souvent décriée au Brésil (y compris, jusqu’ici, par les Bolsonaro) qui permet la suspension d’une enquête visant une personnalité politique jusqu’à l’examen du cas par le Tribunal suprême [3]..
Liaisons dangereuses
Jusque-là, l’affaire apparaissait comme un cas somme toute classique de « corruption ordinaire ». Au Brésil, le recours à des « emplois fictifs » pour capter une partie du financement public, est monnaie courante dans les administrations et les cabinets politiques, en particulier, aux échelons inférieurs de l’architecture du pouvoir (assemblées parlementaires des États, municipalités, etc.). Des postes « bidon » sont proposés à des proches ou à des obligés qui retournent à l’employeur une partie du salaire versé. Telle était, pensait-on, l’origine de ces flux suspects. Dans ce schéma, Queiroz était soupçonné d’être celui qui récoltait ces ristournes auprès des employés « fantômes » (appelé « laranja ») pour le compte de l’ex-député.
Mais une autre enquête fera prendre un tournant toute à fait inattendu et bien plus sordide à cette banale affaire d’emplois fictifs. Le 21 janvier 2019, alors que le gouvernement brésilien parade et célèbre à Davos sa victoire contre la gauche, la police brésilienne déclenche une importante intervention policière à Rio de Janeiro qui vise l’une des organisations criminelles les plus puissantes et meurtrières de la zone ouest de la ville : la milice de Rio das Pedras. Après près d’un an d’enquête, les policiers ont en effet acquis la conviction que ce sont les hommes de main de cette milice qui ont assassiné la jeune conseillère municipale de gauche et son chauffeur, la nuit du 14 mars 2018, au cours d’une opération portant incontestablement la marque de professionnels.
Héritières des fameux « escadrons de la mort » qui ont opéré dans le pays de la fin des années 1960 au début des années 1980, les milices sont essentiellement composées de policiers (d’active ou de réserve), de pompiers et d’agents de sécurité. Initialement conçues comme des groupes d’autodéfense communautaires, elles se sont progressivement muées en organisations paramilitaires de type « mafieux », pratiquant une palette variée d’activités criminelles : extorsion (levée de l’impôt de sécurité sur le modèle du pizzo de la mafia sicilienne), grilagem (accaparement illégal de terrains publics), trafic de sable, de déchets et de biens de premières nécessités (main mise sur la distribution du gaz et de l’électricité), contrôle des transports alternatifs en périphéries, assassinats, voire location de tueurs à gages [4] .
Disputant aux grandes factions du narcotrafic (Comando Vermelho, Amigos dos Amigos, Terceiro Comando Puro) le contrôle des zones urbaines délaissées par l’État, ces milices ont fini par étendre leur tentacule sur une bonne partie du territoire de la ville et de sa région métropolitaine où elles édictent leurs propres lois, imposent leurs directives électorales et soumettent leurs habitants – environ 2 000 000 de personnes seraient sous leur emprise – à un régime de terreur et d’omerta.
Plus discrète et moins visibles que les groupes de narcotrafiquants, opérant généralement dans l’ombre, elles ont longtemps été tolérées, voire encouragées par les pouvoirs publics qui les considéraient comme un « moindre mal », comme une manière de pallier l’absence des forces de l’ordre dans ces quartiers déshérités. Ancien préfet de la ville de Rio, César Maia expliquait ainsi en 2006 que les « Groupes d’autodéfense communautaire sont un problème mineur, bien moindre que le trafic » (De Abreu, 2019).
Ayant peu à peu transformé leur pouvoir territorial en pouvoir électoral, ces milices sont toujours courtisées par de nombreux politiciens véreux qui n’hésitent pas à les défendre, à les appuyer ou à les couvrir [5]. Les rapports privilégiés qu’elles entretiennent avec les agents de l’État sont à l’origine de leur puissance, mais expliquent aussi pourquoi elles sont si difficiles à combattre et à démanteler (ALERJ, 2008 ; Araujo de Paula, 2013 ; 2015 ; Agência Publica, 2019 ; Oliveira et al 2018 ; Cruz, 2018 ; De Abreu, 2019).
Une fois n’est pas coutume, l’opération, baptisée Os Intocaveis (« Les incorruptibles »), est un succès. Elle permet l’arrestation de cinq miliciens, parmi lesquels un membre du « Bureau du crime » (Escritório do crime), l’organisation de tueurs à gage chargée des basses œuvres de la milice. Les policiers sont alors persuadés qu’elle est impliquée dans l’assassinat de Marielle Franco et de son Chauffeur.
Principale cible de l’enquête, le chef et homme fort du groupe, un ancien officier du Bataillon des opérations spéciales de la police (le fameux BOPE), le sergent Adriano Magalhaes da Nóbrega, est parvenu à s’échapper et est toujours en fuite. Mais, s’ils ne sont pas parvenus à mettre la main sur l’ex-officier des forces spéciales, les policiers n’en ont pas moins fait une série de découvertes stupéfiantes : l’existence d’une relation privilégiée entre les deux hommes et Flávio Bolsonaro. De fait, l’ex-officier du BOPE en fuite et le milicien arrêté, Ronald Paulo Alves [6], ne sont pas des inconnus pour le fils aîné du président. Tous deux avaient été honorés pour « services rendus » par Flávio Bolsonaro à l’Assemblée législative de l’Etat de Rio. Comble du cynisme, l’ex-député carioca avait même été jusqu’à remettre à Nóbrega, la médaille Tiradentes, la plus haute distinction de la ville, pour ses « actions, directes ou indirectes, visant à promouvoir la sécurité et la tranquillité pour la communauté », alors que celui-ci faisait déjà l’objet de poursuites judiciaires (Oliveira, 2019).
Ce n’est pas tout. Dans son édition du 22 janvier 2019, le journal Globo (22 janvier 2019) rapporte que la mère et la fille de l’ex-policier en fuite faisaient également partie du cabinet de l’ex-député jusqu’en novembre 2018. Elles y auraient été engagées, se défend aujourd’hui Flávio Bolsonaro, niant toute responsabilité, sur proposition de Fabrício Queiroz, lui-même ancien compagnon d’armes et ami d’Adriano Magalhães de Nóbrega. Coïncidence des plus troublantes également, au cours de sa brève cavale, Queiroz se serait réfugié…à Rio das Pedras, berceau de la milice, où sa famille gère une société de transport alternatif, une activité typiquement contrôlée par les paramilitaires (Globo, 2019 ; Folha de São Paulo, 2019 ; El País Brasil, 2019 Oliveira, 2019, Rocha de Barros, 2019).
Quelques mois plus tôt, d’autres liens troubles avaient également été mis en évidence. En août 2018, alors que Flávio Bolsonaro vient de se lancer dans la course pour le poste de sénateur de l’État de Rio, deux frères chargés d’assurer sa sécurité durant sa campagne politique sont arrêtés au cours d’une opération visant des dizaines de policiers soupçonnés de faire partie d’une bande criminelle spécialisée dans les pratiques d’extorsion. On apprendra plus tard que Valdenice de Oliveira Meliga, la sœur des deux policiers arrêtés, avait elle aussi été engagé comme conseillère et trésorière du PSL de Rio de Janeiro, le parti des Bolsonaro et qu’elle avait signé à ce titre plusieurs chèques au nom de l’ex-député, leader local du parti (Folha de São Paulo, 23 janvier 2019, Oliveira 2019). À mesure que les enquêtes progressent, c’est un entourage milicien et criminogène qui est ainsi mis à jour autour du fils du président [7]9.
Le clan Bolsonaro et les milices
Pour incroyables qu’elles soient, ces connexions ne surprennent guère José Claudio Souza Alves, sociologue et ex pro/recteur de l’extension de l’Université fédérale de Rio de Janeiro. « À Rio, explique ce spécialiste des milices, il est fréquent que des miliciens ou des proches de miliciens se fassent embaucher dans des cabinets de députés ou de conseillers communaux ...cela leur donne du pouvoir au sein de la communauté. On va dire : Et regarde, c’est le gars qui a du pouvoir, car il a des liens avec un député. Si tu as un pépin, quel qu’il soit, va le trouver. Il en parlera à sa femme et à son épouse, qui elles-mêmes en toucheront un mot à Flávio, et ton problème sera résolu » (Agência Publica, 2019).
Ces relations soigneusement entretenues avec des politiciens de confiance constituent en réalité, avec les activités économiques illicites auxquelles elles se livrent, la principale source de leur pouvoir : « Sans ces éléments, sans ces individus, sans ces connexions directes avec la structure de l’État, la milice n’existerait pas tel qu’elle existe aujourd’hui….C’est déterminant. Avec son fric, la milice va propulser au pouvoir un politicien comme Flávio et le pouvoir politique d’un Flávio Bolsonaro va favoriser les gains du milicien. C’est un rapport gagnant-gagnant » (Ibid.)
Au stade actuel de l’enquête, il est certes prématuré d’affirmer que le fils du président ait été impliqué d’une quelconque manière dans les activités criminelles de la milice et moins encore dans le meurtre de la jeune militante de droits humains [8]. Reste que le clan Bolsonaro n’a jamais caché sa sympathie pour ces paramilitaires et, inversement, son profond mépris pour tous ceux qui, à l’instar de Marielle Franco, ont tenté de les combattre.
Flávio Bolsonaro ne s’est pas seulement contenté de gratifier des miliciens. En 2007, il s’oppose de manière virulente à la mise en place par l’Assemblée législative de l’État de Rio (ALERJ) d’une commission d’enquête visant à faire la lumière sur les relations entre le monde politique, les miliciens et la police [9]. Cherchant à relativiser la dangerosité, sinon à justifier l’action des paramilitaires, il déclare alors : « la milice n’est rien d’autre qu’un groupe de policiers cherchant ce qu’il y a de pire au sein de la communauté : les criminels » (Folha de São Paulo, 23 janvier 2019).
Affirmant « ne pas comprendre cette persécution », il déclare encore : « Il (le policier) est très mal rémunéré, il doit rechercher d’autres sources de revenus et il va faire la sécurité à titre privé, il va se chercher des activités qui sont souvent réprouvées par l’opinion publique ou la presse..., il n’est pas rare de constater la joie de ces personnes (habitants des quartiers sous la coupe des milices) qui auparavant devait se soumettre à une forme d’esclavage, au joug éhonté des trafiquants, et désormais dispose de cette garantie, de ce droit constitutionnel, qu’est la sécurité publique » (Ibid.).
En août 2011, la voiture de la juge Patricia Acioli, en charge de l’enquête sur les milices, est criblée de balles devant son logement. La magistrate décède sur le coup. Alors que le pays tout entier est en deuil, Flavio n’hésite pas à critiquer l’action de la juge assassinée : « elle humiliait de manière gratuite et absurde les policiers, écrit-il alors dans un tweet, elle a contribué à se faire beaucoup d’ennemis » (sic) (Bol Notícias, 12 août 2011).
Quelques années plus tard, il récidive en prenant une fois de plus la défense de policiers accusés d’avoir agressé une autre juge. Et plus récemment, en août 2018, il participe activement à la campagne d’un autre candidat de son parti soupçonné par le Groupe de lutte contre la criminalité d’entretenir des liens la milice de São Gonçalo, dans la région métropolitaine de Rio : le colonel de la police militaire Fernando Salama que Flávio Bolsonaro décrivait comme « un guerrier de plus à nos côtés ». [10]
Son président de père, Jair Bolsonaro, n’est évidemment pas en reste. Ainsi, en 2003, il expliquait que « tant que l’État n’aura pas le courage d’adopter la peine de mort, le « crime d’extermination » sera, dans mon opinion, le bienvenu…si cela dépendait de moi, ils [les policiers]auraient tout mon appui, car dans mon État, seules les personnes innocentes sont décimées ». S’opposant à la mise en place de la Commission d’enquête parlementaire sur les milices, il prendra lui aussi la défense des policiers-miliciens : « Ils veulent attaquer le milicien qui passe pour être le symbole du mal, pire encore que les trafiquants. Il y a des miliciens qui n’ont rien à voir avec le gatonet [11] . Quand il ne gagne que 850 reais par mois, ce qui est le cas du soldat de la Police militaire ou du pompier, et qu’il possède sa propre arme (alors) il organise la sécurité dans sa communauté. Cela n’a rien à voir avec la milice ou l’exploitation de « gatonet », la vente de gaz ou le transport alternatif. Alors, Mr le Président, nous ne pouvons pas généraliser » (The Intercept, 22 janvier 2019).
Rappelons enfin que Jair Bolsonao fut le seul présidentiable qui ne s’est pas associé à l’hommage général rendu à Marielle Franco. Treize ans plus tôt, il avait également apporté son soutien à l’assassin présumé de la jeune conseillère, alors que ce dernier était poursuivi pour le meurtre d’un gardien de voitures, le qualifiant de « brillant officier » (Globo, 21 janvier 2019). Difficile à ce stade de nier l’évidence.
Extrême droite et milice : le chaînon manquant ?
Quelles que soient ses suites judiciaires, cette affaire éclaire d’un jour nouveau les liens entre l’extrême droite politique et les milices urbaines cariocas. Elles partagent une même vision du monde. Leurs intérêts sont convergents. Entre elles existent d’indéniables connexions et passerelles. Les milices urbaines sont à l’extrême droite carioca, ce que les milices rurales étaient à l’UDR (Union démocratique rurale, dans les années 1980), la mouvance politique radicale des grands propriétaires terriens : une sorte d’excroissance paramilitaire [12].
Incontestablement, le discours musclé de l’extrême droite prônant la libéralisation des armes à feu, le recours à la force brute et l’élimination physique extrajudiciaire des « délinquants » fait le jeu des milices et contribue à légitimer leur existence. « Il est clair que les miliciens vont appuyer ce discours, explique ainsi José Cláudio Souza Alves … [car] ils vont s’en trouver renforcés….Le plan de sécurité publique défendu dans la campagne électorale de Bolsonaro…dit ceci : Les policiers militaires sont les héros de la nation. Ils ont besoin d’être soutenus …Et ils seront soutenus par la loi, qui leur évitera d’être poursuivis judiciairement (« excludente de ilicitude »). Cela est dans le programme de Bolsonaro. Les secteurs qui opèrent en toute illégalité depuis la dictature militaire, pratiquant des exécutions sommaires, vont écouter ce discours. C’est la petite musique qu’il veulent entendre » (Agência Publica, 2019). Inutile de dire ici que les milices apportent, en retour, leur soutien ces personnalités politiques en leur offrant le vote des communautés militairement contrôlées.
La victoire surprise, en octobre dernier, de Wilson Witzel, en lice pour le poste de gouverneur de l’État de Rio, illustre bien cette réciprocité. Fidèle allié du président Bolsonaro, cet ex-fusillé marin, devenu juriste, puis juge fédéral, a essentiellement fait campagne sur le thème de la sécurité et de la lutte contre le narcotrafic. Proche du lobby parlementaire dit « da bala » (de la balle) [13] , il promeut, lui aussi, une politique d’élimination physique des « bandits », allant jusqu’à préconiser l’utilisation de snipers, judicieusement postés dans la ville, pour neutraliser les membres des quadrilhas do trafico (bandes liées au trafic de drogues)
Nouveau venu en politique, peu connu dans les quartiers périphériques de la ville, Witzel n’avait quasi aucune chance de l’emporter. À la veille de l’élection, il n’était encore crédité que de dix pour cent des intentions de vote, loin derrière ses principaux adversaires. Il remportera pourtant haut la main le poste de gouverneur avec 39 % des votes valides. Comment expliquer cette remontée spectaculaire ?
Dans une ville traumatisée par ses problèmes d’insécurité, il est clair que les discours musclés ont contribué à la victoire de l’ex-juge. Mais d’autres ressorts ont certainement joué. Un article publié par la revue Forum nous apprend ainsi que, la veille des élections, les miliciens de Rio das Pedras auraient diffusé le mot d’ordre parmi les habitants de la zone de voter pour le numéro 20 – à savoir Witzel – sous peine de représailles collectives. Et les gens ont effectivement voté pour Witzel. Il a ainsi recueilli près de 34 % des voix dans la 179e zone électorale, où se trouve Rio das Pedras, et 41 % des votes valides dans la 119e zone, à Itanhanga, quartier général supposé de la milice. Est-ce à dire que Witzel était le « candidat » des milices ? Seul un travail plus poussé de sociologie électorale pourrait le confirmer. En attendant, il est clair que la perspective de voir l’ex-juge prendre les rênes de l’État de Rio n’est pas sans déplaire aux miliciens de Rio das Pedras [14].
Une guerre sociale et raciale
De fait, le bandit dont il est question ou le trafiquant qu’il s’agit d’éliminer dans le discours de Witzel et, plus largement dans l’imaginaire de l’élite blanche conservatrice carioca à laquelle appartient le gouverneur prend systématiquement les traits d’un jeune noir pauvre issu des favelas et impliqué dans le trafic de drogue. Rarement les milices sont visées, alors qu’elles font l’objet d’un plus grand nombre de plaintes anonymes et de soupçons de meurtres dans les quartiers périphériques (Oliveria et al., 2019). Les arrestations de miliciens ne se comptent d’ailleurs qu’au compte-gouttes alors que 160 personnes déjà – majoritairement de jeunes noirs supposés être impliqués dans le narcotrafic – ont perdu la vie à Rio entre début janvier et fin février de cette années, suite à des interventions policières musclées, acclamées généralement par la population blanche des quartiers aisés de la ville.
Cette dimension de guerre sociale, doublée d’une guerre raciale, qui traverse les politiques de sécurité publique de la ville depuis des décennies, se retrouve également dans les luttes territoriales auxquelles se livrent les milices et les factions du narcotrafic pour le contrôle de la cité. « Lorsque vous voyez le visage d’un milicien pris par la justice, note ainsi José Claudio Souza Alves, il est généralement blanc. Rarement, noir. Quelques fois, apparaîtront ici ou là des métisses. Mais ils ne sont pas maigres, ils ont plutôt de l’embonpoint….. J’ai acquis la conviction que la catégorie (sociale/raciale) à laquelle appartiennent les miliciens est distincte de celle de ceux qui s’investissent dans le narcotrafic. Les miliciens ne sont pas si pauvres. Ils ne sont pas noirs. Ils ne sont pas aussi périphériques » (Agência Publica, 2019).
« Empêcheurs de tuer à vue » et défenseurs des intérêts des communautés périphériques, les militants des droits humains sont l’autre bête noire commune à l’extrême droite politique et aux milices. Que Marielle Franco ait été assassinée par des miliciens, cela est désormais une certitude. Cette militante noire et lesbienne, issue elle-même des quartiers populaires, dénonçait régulièrement et les interventions policières meurtrières dans les zones contrôlées par le trafic et le grilagem de terre pratiqué à grande échelle par les milices de la zone ouest.
Si son assassinat brutal a directement profité à certains, il n’était pas non plus sans déplaire aux milieux proches de l’extrême droite. Alors que les hommages affluaient du monde entier, ces milieux ont d’ailleurs orchestré sur les réseaux sociaux une sordide campagne de propagande pour salir son image et dénigrer son action, disséminant ici ou là quantité de fake news à son propos [15]. En pleine campagne électorale, deux candidats du PSL de Bolsonaro ont même été jusqu’à briser en public une plaque commémorative en l’honneur de Marielle Franco, dans une débauche hallucinante de haine, sous le regard amusé de…... Wilson Witzel, l’actuel gouverneur de l’État (Delcourt 2018 ; De Abreu 2019). Surfant sur la vague Bolsonaro, tous deux ont été néanmoins confortablement élus lors des dernières élections générales, l’un comme député à l’Assemblée législative de Rio, l’autre comme député fédéral.
Avec l’élection de Bolsonaro, « héritier politique des députés liés au groupe d’extermination des années 1990 », à la tête du pays, le pouvoir tentaculaire des milices risque de prendre une tout autre dimension, en « colonisant », telles des « métastases », les plus hautes sphères de l’État (De Abreu, 2019). À l’ombre du pouvoir, elles peuvent d’ores et déjà crier victoire. La libéralisation des armes à feu, la réforme du Code pénal promue par le ministre Moro, qui élargit considérablement le concept de « légitime défense » [16] et l’affaiblissement programmé des entités publiques actives dans la défense des droits humains, offre en effet un boulevard inespéré aux miliciens et paramilitaire pour opérer en toute liberté et impunité. Mais ils annoncent aussi, pour les défenseurs des droits de l’homme et les populations les plus marginalisées, des heures encore plus sombres.