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Afrique : des mobilisations citoyennes aux mobilisations néopanafricaines ?

Depuis quelques années, les rues des pays africains sont le théâtre de l’expression d’une nouvelle radicalité « panafricaine », qui s’insurge contre la présence militaire et économique française et, plus globalement, contre l’emprise occidentale sur le continent. Si les années 2010 ont été marquées par l’émergence d’un militantisme « citoyen », les années 2020 seront-elles celles du militantisme « panafricain » ?

« Y’en a marre », « Balai citoyen », « Lucha », « Filimbi » : autant de collectifs ayant incarné le renouvellement de l’activisme civique en Afrique, dans le sillage des Printemps arabes. Faut-il le rappeler, ces quatre mouvements ont, chacun à leur manière, joué un rôle crucial dans les mobilisations populaires qui, au Sénégal (2011), au Burkina (2014), en RdC (2015-2018), ont empêché leurs présidents respectifs de s’éterniser au pouvoir.

Au-delà du respect des constitutions, ces « mouvements citoyens » militaient (et militent toujours) pour une démocratisation substantive des institutions politiques de leurs pays, qui sont formellement démocratiques mais dévoyées par des autorités corrompues et autoritaires. Leur idée maîtresse est qu’une mobilisation citoyenne éclairée peut faire reculer le clientélisme et forcer les détenteurs du pouvoir à gérer l’État dans le sens de la bonne gouvernance et de l’intérêt de la population.

Ces mouvements ont suscité de l’enthousiasme et des émules dans et en dehors de leurs pays. Dans la foulée de leurs principales victoires, ils ont fait face au défi organisationnel de leur structuration à l’échelle nationale, de leur inscription dans la durée comme « sentinelles de la démocratie », du renouvellement de leurs cadres. Leur rayonnement leur a permis de signer des partenariats avec des organismes internationaux pour mener des activités de sensibilisation à l’échelon local. Bref, leur registre d’action s’est routinisé et rapproché de celui des ONG classiques. Pour toute organisation de mouvement social, l’institutionnalisation engendre le risque d’une moindre capacité de mobilisation des dominés. [1] Ce risque s’est partiellement réalisé dans le cas de ces mouvements citoyens.

Croissance des mobilisations néopanafricaines

Le déclin relatif de l’activisme citoyen coïncide avec l’essor des mobilisations populaires contre l’influence française dans les pays d’Afrique francophone. La dénonciation de l’emprise économique, des bases militaires, de la spoliation des ressources naturelles, de la tutelle monétaire de l’ancienne métropole n’est bien entendu pas une nouveauté dans les paysage politique de la région.

Elle a été cultivée durant des décennies, souvent dans un relatif isolement, par des intellectuels, économistes et militants progressistes et/ou nationalistes – anti-impérialistes, altermondialistes, postcoloniaux –, avant d’être mobilisée par les Jeunes patriotes ivoiriens à l’aube des années 2000, puis par les étudiants ouest-africains inspirés par Sankara, avant de trouver une caisse de résonnance sur les réseaux sociaux au cours des années 2010, avec la montée en puissance d’un cyberactivisme souverainiste radical, alimenté dans une grande mesure par des membres de la diaspora. La principale figure de ce « panafricanisme des réseaux sociaux », le militant franco-béninois Kémi Séba, a indubitablement contribué à la diffusion du sentiment anti-français parmi les jeunesses africaine et afrodescendante.

Si la campagne « France dégage » contre le franc CFA démarre au Sénégal en 2018, c’est bien les limites de l’opération militaire française Barkhane, lancée en 2013 pour venir à bout des groupes armés djihadistes au Sahel, qui catalyse la montée de la colère populaire contre la France dans la région. « [L]a dénonciation de l’impérialisme français et de la “Françafrique” sort des cercles intellectuels et militants pour gagner la rue », écrit Fanny Pigeaud [2] quatre mois avant le premier des coups d’État qui amèneront au pouvoir (parfois en deux temps) des militaires souverainistes au Mali (août 2020-mai 2021), en Guinée (septembre 2021), au Burkina Faso (janvier-septembre 2022) et au Niger (juillet 2023).

Une relation dialectique existe entre ces nouveaux pouvoirs et le développement d’une société civile néopanafricaine : de larges mobilisations de rue contre les présidents alliés aux forces françaises ont créé les conditions sociopolitiques de la survenue de putschs, dont la réussite et l’inscription (plus ou moins immédiate) dans un registre panafricain ont suscité une floraison de collectifs « en appui aux transitions » autoproclamés « panafricains ».

Le rôle de la politique étrangère russe dans ces mobilisations est difficile à évaluer précisément. Il est établi que Kémi Séba, dont l’ONG Urgences panafricanistes possède des antennes dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, a obtenu le soutien d’une fondation du réseau Prigogine. [3] De même que la « dame de Sotchi », la Suisso-Camerounaise Nathalie Yamb. Le récit russe sur le rôle pernicieux de la France en Afrique est véhiculé par plusieurs canaux et dans divers formats, de la couverture « alternative » mais argumentée de RT France répliquée sur les sites d’information africains aux vidéos d’animation complotistes qui pullulent sur les réseaux sociaux.

Bien sûr, le rejet de la France s’enracine d’abord dans le lourd passif colonial et postcolonial de ce pays dans la région, dans l’arrogance jamais démentie de ses dirigeants, mais le registre de la rumeur que la Russie alimente a un effet amplificateur non négligeable. [4] Il semble par ailleurs que la présence grandissante de la Russie et de Wagner sur le continent africain ait été envisagée par nombre d’« entrepreneurs politiques » sous l’angle d’une nouvelle offre internationale de ressources symboliques et matérielles à exploiter. [5]

Lutte contre le néocolonialisme versus lutte contre le néopatrimonialisme

Tout semble opposer ces mouvements néopanafricains aux mouvements citoyens qui les ont précédés de quelques années. Sur la forme tout d’abord, les premiers apparaissent virulents, virilistes, clivants, là où les seconds cultivent le registre légaliste et les modes d’action non violents. Sur le fond surtout, les premiers identifient la source des malheurs africains dans la subordination du continent à l’Occident, les seconds dans la subordination du peuple à une oligarchie corrompue.

Domination externe pour les uns, domination interne pour les autres. Voracité des multinationales contre voracité des « délinquants en cravate ». Le mal est dans la compromission des élites avec les intérêts (néo-)coloniaux versus le mal est dans la compromission des citoyens avec les réseaux de corruption. La rédemption par la mobilisation de la nation et du continent contre les forces étrangères d’un côté, la rédemption par la mobilisation de la population contre les élites déviantes de l’autre.

La conséquence logique de cette localisation du mal est que, pour les mouvements citoyens, l’Occident est un allié potentiel contre les abus des pouvoirs locaux. Pour la Lucha ou Filimbi en particulier, le plaidoyer et la conquête d’alliés à Bruxelles ou à New York sont nécessaires, permettent d’exercer une pression externe sur la faction présidentielle, via l’adoption de sanctions internationales.

À l’inverse, les sanctions « fomentées » par l’Occident sont une ingérence insupportable et un levier de légitimation de son propre combat souverainiste pour le militant néopanafricain dévoué aux présidents en uniforme. « Nous refusons l’utilisation des droits humains au service de l’impérialisme et de la domination » réagissait en mai 2023 la Fédération des mouvements panafricains du Burkina Faso suite à la mise en garde de la Commission européenne contre les pratiques de réquisition de l’armée, dans le cadre de la mobilisation générale contre les groupes terroristes. [6]

De cette différence idéologique dérive un rapport différencié au politique. Les systèmes de démocratie libérale ayant succédé aux systèmes de parti unique dans les années 1990 ont été manipulés et dénaturés par les élites, mais peuvent être redressés moyennant une implication plus active de la population, d’après les activistes citoyens. D’où les campagnes pour inciter les jeunes Sénégalais à s’inscrire sur les listes électorales, l’attachement au respect « intégral » de la Constitution ou l’entêtement de la Lucha à dénoncer les conditions frauduleuses de l’accès de Tshisekedi à la présidence de la RdC en 2019. En revanche, pour les néopanafricains, les formats politico-institutionnels hérités des transitions doivent être dépassés, voire rejetés, en ce qu’ils sont le résultat d’une conditionnalité externe, entretiennent la mainmise occidentale sur la gouvernance du continent et sont inadaptés aux réalités africaines.

De même quant au rôle que les activistes se donnent vis-à-vis du champ politique. Les mouvements citoyens maintiennent une posture de contre-pouvoir « apolitique », au sens d’indépendance vis-à-vis des luttes partisanes, quand bien même ils peuvent s’allier temporairement avec les partis d’opposition contre les coups d’État constitutionnels, ou réclamer les droits de tel ou tel « entrepreneur politique » injustement disqualifié (Martin Fayulu en RdC en 2019, Ousmane Sonko au Sénégal depuis 2021).

La volonté de soutenir des principes et des valeurs plutôt que des candidats est considérée par ces militants comme la principale source de leur capital de légitimité au sein de la population… et parmi leurs soutiens étrangers. Tout autre est le rapport des néopanafricains aux « présidents de la transition » engagés dans la double lutte contre les affres du terrorisme et du néocolonialisme. Au Mali, au Burkina Faso, au Niger, les regroupements panafricains font assaut d’allégeance aux nouveaux pouvoirs, répercutent ou anticipent leurs mots d’ordre, mettent en scène un plébiscite permanent, intimident les voix critiques. Avec, pour beaucoup de leurs animateurs, la perspective d’intégrer les institutions ou de bénéficier d’un soutien en retour des autorités défendues. [7]

Du « panafricain » dans les mouvements « citoyens » et vice versa

Admettons-le, cette présentation des choses est par trop dichotomique. Il y a en vérité beaucoup de « panafricain » dans les mouvements citoyens et de « citoyen » dans une partie des mouvements néopanafricains. Pour commencer par les premiers, Y’en a marre (Sénégal) et les autres revendiquent depuis leurs débuts une filiation avec les figures historiques du panafricanisme – Lumumba, Cabral, Sankara. Ils n’hésitent pas à dénoncer avec véhémence la Françafrique et les positions occidentales qu’ils estiment contraires aux principes démocratiques ou aux intérêts africains. Ces collectifs s’emploient depuis l’année 2015 à construire un réseau de mouvements sociaux africains sous le sceau d’un « panafricanisme des peuples », qui incite certains observateurs à considérer que ce sont eux qui constituent le « fer de lance du “renouveau” du panafricanisme ». [8]

Dans l’autre sens, nombre de collectifs néopanafricains ne se limitent pas à accuser la France, « les Blancs » ou le néocolonialisme, mais procèdent simultanément à une critique citoyenne des rapports de domination internes aux sociétés africaines. Ainsi le leader du FRAPP (Front pour une révolution anti-impérialiste populaire et panafricaine) au Sénégal souligne qu’il ne faut pas seulement « transformer radicalement la relation entre l’Afrique et le reste du monde », mais également « transformer les relations entre les peuples, les citoyens et les élites qui accèdent au pouvoir. Nous avons des États qui sont pris en otage par des élus, qui ne sont pas des serviteurs [des peuples] à cause du système politique ». [9] On notera par ailleurs que les grandes manifestations qui ont pavé la voie au premier coup d’État souverainiste, celui du Mali, étaient porteuses de revendications qui visaient tout autant la mauvaise gouvernance du président (« détérioration des services sociaux » ; « gabegie financière » ; « corruption ») que l’inefficacité militaire française. [10]

Il faut donc garder à l’esprit la grande hétérogénéité sociale et politique qui caractérise l’espace des mobilisations néopanafricaines – la protestation contre la France est portée par des leaders aguerris de la société civile et des syndicats comme par des jeunes militants associatifs, par des hommes ou femmes politiques comme par des chefs religieux. Les logiques les plus opportunistes y côtoient des démarches ancrées dans un militantisme progressiste au long cours.

Les premières sont majoritairement à trouver parmi ces initiatives nées après le coup d’État malien, à l’instar du « M23 Naaba Wobgo » de Yéli Monique Kam, ancienne alliée des très « françafricains » présidents Compaoré et Kaboré, lancé en mai 2021 pour réclamer une souveraineté « totale » du Burkina Faso. [11] À l’inverse le leader du collectif malien « Yerewolo-Debout sur les remparts », créé en 2019 pour dénoncer l’opération Barkhane, s’est autorisé en août 2023 à appeler la junte à respecter la durée de la transition. Une liberté de parole qui lui a valu une peine d’un an d’emprisonnement pour « atteinte au crédit de l’État ». [12]

Les sociétés civiles néopanafricaines ne sont donc pas insensibles aux enjeux de gouvernance, mais force est néanmoins de constater que la priorité de la récupération d’une souveraineté nationale et la lutte contre le terrorisme justifient aux yeux du gros des troupes une mise entre parenthèses des principes démocratiques.

Mouvements citoyens et néopanafricains ne s’opposent pas non plus nécessairement dans les luttes politiques concrètes. Suivant les configurations et les enjeux, ces deux forces coopèrent, voire s’entremêlent, s’ignorent ou se défient. Au Sénégal, les Y’en a marre et le FRAPP se sont alliés en 2021 pour conduire des manifestations contre la répression des militants du parti d’Ousmane Sonko par le régime de Macky Sall, derrière laquelle les deux mouvements voient « la main de la France ». [13]

Au Burkina Faso en revanche, c’est avec les forces prodémocratiques historiques – syndicats et organisations de la société civile – que le Balai citoyen a entamé, en octobre 2023, un bras de fer contre les pratiques de réquisition politiquement motivées par les autorités de la transition, bras de fer qui vaut à ses militants d’être intimidés par les néopanafricanistes partisans d’Ibrahim Traoré. En RdC, où les mobilisations néopanafricaines n’ont pas (encore ?) pris d’ampleur, bien que la théorie d’une complicité occidentale avec le Rwanda derrière la rébellion de l’est du pays gagne du terrain sur les réseaux sociaux, la Lucha garde ses distances avec les manifestants qui, en mars 2023, agitaient des drapeaux russes et scandaient « Macron assassin, Poutine au secours », devant l’ambassade de France à Kinshasa. [14]

Sur quoi déboucheront ces mutations des scènes protestataires africaines ? Il est difficile de le présager. On peut néanmoins et de manière très schématique, esquisser quelques hypothèses. Dans les régimes autoritaires à façade démocratique alliés aux pays occidentaux, les registres citoyens et panafricains coexisteront et convergeront tendanciellement, avec un ascendant probable du second sur le premier à mesure que se confirme le déclin de l’hégémonie occidentale. Dans les régimes autoritaires issus de coups et alignés sur la Russie et le Sud global, les recompositions déboucheront potentiellement sur la constitution d’une opposition démocratique dont l’influence dépendra en partie de la capacité des nouveaux régimes à répondre aux aspirations collectives sur les plans sécuritaire et social. En partie seulement, car dans l’ensemble des pays subsahariens, des acteurs conservateurs – religieux, moraux, identitaires – captent une bonne part de la désespérance populaire et pèseront sur les possibles politiques.

Voir en ligne Afrique : des mobilisations citoyennes aux mobilisations néopanafricaines ?

Notes

[1Frances Fox Piven et Richard Cloward, Poor People’s Movements : Why They Succeed, How They Fail, New York, Pantheon Books, 1977.

[2Fanny Pigeaud, « Présence française en Afrique, le ras le bol », Le Monde diplomatique, mars 2020.

[3Maxime Audinet et Kévin Limonier, « Le dispositif d’influence informationnelle de la Russie en Afrique subsaharienne francophone : un écosystème flexible et composite », Questions de communication, vol. 41, no. 1, 2022.

[4Jean-Pierre Olivier de Sardan, « Le rejet de la France au Sahel, mille et une raisons ? », AOC, 7/12/2021.

[5Comme l’illustre, parmi d’autres exemples, la sollicitation d’une audience à l’ambassade de Russie de Kinshasa en juillet 2022 par un collectif lumumbiste prorusse fraîchement créé par des jeunes diplômés chômeurs de la capitale congolaise.

[6« Soutien à la transition : La Fédération des Mouvements Panafricains du Burkina Faso (FMP/BF) monte au créneau ! », Burkina24, 03/05/2023.

[7L’information suivante circulait sur les réseaux sociaux burkinabè en avril 2023 : un membre du Collectif des leaders panafricains aurait détourné une part de la somme de 18 millions FCFA (environ 27 000 €) que le Collectif en question aurait reçue des autorités de la transition, dans le cadre des activités en soutien à ces mêmes autorités.

[8Ndiaye Bamba, « L’activisme social africain et la montée du néo-panafricanisme. Un regard sur le sommet de l’Upec », Global Africa, 3-2023.

[9Florian Bobin, « Au Sénégal, sortir du bourbier néocolonial », Les Blogs du Diplo, 7 mai 2021.

[10Matteo Maillard, « Au Mali, des milliers de manifestants demandent la démission du président », Le Monde, 05/07/2020.

[11Nadoun Coulibaly, « Burkina-France : Yéli Monique Kam, l’ancienne alliée de Compaoré et Kaboré en guerre contre Paris », Jeune Afrique, 29/08/2022.

[12Flore Monteau, « Au Mali, la chute de “Ben le cerveau” », Jeune Afrique, 20/09/2023.

[13Abou Sy, « Y’en a Marre, Pastef, Frapp voient la main de la France derrière la vague des récentes arrestations », Seneplus, 3/03/2021.

[14« “Macron assassin, Poutine au secours” : des dizaines de jeunes manifestent devant l’ambassade de France à Kinshasa », RTBF, 01/03/2023.


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.

Militant·es du collectif Filimbi (FILIMBI, « coup de sifflet » en swahili) le 4 décembre 2022
Militant·es du collectif Filimbi (FILIMBI, « coup de sifflet » en swahili) le 4 décembre 2022

(Photo : X Filimbi https://twitter.com/filimbi243/status/1599427816302354434/photo/1)