Il y bientôt dix ans, une petite ONG barcelonaise lançait un pavé dans la mare, en publiant un rapport accablant, appelé à faire date (Grain, 2008). Alors que l’humanité était en train de connaître l’une des pires crises alimentaires depuis des décennies, déclenchée par l’envol en 2007-2008 du prix des denrées de base sur les marchés internationaux, elle attirait l’attention du public sur un phénomène peu médiatisé et méconnu jusque-là, en dehors de quelques cercles économiques et financiers autorisés : la prise de contrôle massive, par des investisseurs étrangers, de vastes étendues de terres arables dans le Sud pour y produire des aliments exportables et des agrocarburants.
Certes, l’accaparement de terres n’avait en soi rien d’original. L’appropriation de terres par les États, des investisseurs privés et des élites nationales aux dépens des communautés locales et au mépris de leurs droits, est monnaie courante dans les pays du Sud depuis la période coloniale.
La nouveauté résidait plutôt dans la nature et l’ampleur de ce mouvement qui engageait une très grande diversité d’acteurs et de pays, et combinait comme le notait Gérard Choquer, un « transfert de terres à la limite plutôt classique avec des aspects complètement inédits : l’industrialisation, la financiarisation, la délocalisation, et la mondialisation du contrôle de la production agricole » (2012). Symptôme de l’intégration croissante des marchés et de l’interdépendance accrue des systèmes de production, dans un contexte de fortes pressions sur les terres (environnementales, écologiques, humaines, etc.), la hausse des prix des denrées alimentaires sur les marchés internationaux, provoquant de nouvelles émeutes de la faim dans une quarantaine de pays, avait réactivé le mantra malthusien d’une possible pénurie – en nourriture et en terres cultivables - face à une démographie galopante.
Sensible depuis 2000, vertigineuse à partir de 2007, cette poussée avait suscité un état de « panique alimentaire » entraînant à son tour une revalorisation spectaculaire des actifs fonciers et un intérêt renouvelé pour les productions agroalimentaires, au moment même où – la coïncidence n’est guère fortuite – le système financier international était lui aussi confronté à l’une des pires crises de son histoire.
Soucieux d’assurer leur approvisionnement en nourriture et en énergie dans ce contexte de tension sur les prix internationaux, des États - riches en capitaux, mais importateurs nets de produits alimentaires (pays du Golfe, Chine, Inde, Libye, Corée du Sud, etc.) - ont alors cherché à délocaliser leur production, en négociant avec des États « pauvres financièrement » la cession (sous forme le plus souvent de concession ou baux à long terme) d’immenses étendues de terre.
Mus par l’unique objectif du profit, les opérateurs privés (banque, compagnie agricole, fonds de pension et fonds d’investissement, etc.) n’ont pas tardé à leur emboîter le pas. Échaudés par l’effondrement du prix des actifs financiers, alléchés par les nouvelles perspectives de retour sur investissements qu’offraient désormais les productions alimentaires et agro-énergétiques ou désireux tout simplement de diversifier leur portefeuille, ils entendaient alors tiré parti de la flambée des cours, en investissant dans le foncier agricole, là où la terre était disponible, productive et bon marché. Rapidement, ils ont fini par former le gros bataillon des investisseurs, loin devant les États et leurs bras économiques et financiers.
Ampleur du phénomène
En 2008, Grain recensait déjà plus d’une centaine de transactions foncières portant sur la cession d’environ 30 à 40 millions hectares, et estimait que 20 millions d’hectares de terre avaient déjà changé de mains. En 2010, la Banque mondiale évaluait, quant à elle, à 463 le nombre de projets d’investissement, en cours et sur le point d’aboutir, couvrant environ 56 millions d’hectares, tandis que le Committee on World Food Security, en 2011, évaluait le nombre d’hectares sur le point d’être concédés à des opérateurs étrangers dans une fourchette allant de cinquante à quatre-vingts millions d’hectares. Des chiffres eux-mêmes revus à la hausse, en 2012, par Oxfam qui estimait qu’entre 2001 et 2010, près de 203 millions d’hectares avaient été convoités par des investisseurs étrangers, soit quatre fois la superficie de la France (Delcourt, 2012 ; 2013) !
Tout indiquait que ces accaparements à grande échelle avaient connu une progression forte et constante entre 2007 et 2012. Mais, depuis, cette ruée sur la terre semble toutefois s’être tassée. Ainsi, dans son dernier rapport, publié en 2016, Grain évalue à un peu plus de 30 millions d’hectares, les surfaces visées par les investisseurs étrangers, pour un total de 491 transactions dans 78 pays. Publié la même année, le deuxième rapport de Land Matrix [1] évalue à 43, 6 millions d’hectares les surfaces concédées, ou en passe de l’être, dans le cadre de 1204 projets d’investissement conclus, sur un total de 85,5 millions d’hectares convoités (Nolte, Chamberlain & Giger, 2016) [2] .
Un mouvement en voie d’essoufflement ?
Assisterait-on à l’essoufflement du mouvement d’accaparement, au regard de la diminution ou de la stagnation des surfaces concernées, dans un contexte de baisse relative des prix agricoles sur les marchés internationaux ?
Une analyse plus fine de ces transactions foncières invite à nuancer le constat. En réalité, l’écart entre ces chiffres témoigne surtout de l’abandon et de l’échec de plusieurs mégaprojets en raison de causes diverses. Crise politique à Madagascar en 2009 qui entraînera la suspension par le nouveau gouvernement du projet de l’entreprise sud-coréenne Deawoo Logistics portant sur 1,2 million d’hectares. Chute de Kadhafi en 2011, qui signera la fin d’un vaste projet de riziculture de plus de cent mille hectares au Mali. Procédure de faillite lancée aux Seychelles contre le groupe indien Siva qui avait accumulé près d’un million d’hectares pour la culture de palmier à huile ; liquidation de la société Karuturi, qui avait acquis près de 300 000 hectares de terres en Éthiopie ; et disparition du jour au lendemain de Foras, branche privée de la Banque islamique de développement qui était sur le point d’acquérir 700 000 hectares de terres en Afrique. Mal gérés et planifiés, beaucoup de ces projets étaient d’emblée voués à avorter et disparaître (Grain, 2016).
Nombre d’entre eux ont également été contraints de revoir leurs ambitions à la baisse sous la pression internationale et à la suite de nombreuses protestations, à l’instar du projet Herakles au Cameroun. D’autres initiatives encore (en Amérique latine et en Asie principalement) ont pris la forme d’un contrôle moins direct sur les terres, en visant non plus leur acquisition, mais l’accaparement de la production agricole elle-même.
Le nouveau visage de l’accaparement
De fait, si la « ruée sauvage » sur la terre semble avoir fait son temps – le phénomène étant de plus en plus médiatisé, suivi et encadré – la diminution du nombre des méga-transactions foncières ne consacre pas pour autant la fin du mouvement d’accaparement. Au contraire, rappelle Grain (2016), le phénomène s’est poursuivi, voire aggravé, dans nombre de régions, tout en prenant parfois des formes de prises de contrôle plus subtiles et moins visibles. En dépit du ralentissement, le nombre de transactions de ce type est en hausse. Et désormais, la plupart d’entre elles se présentent de plus en plus souvent comme des « investissements responsables », ceci afin de se donner une image plus policée et de sortir ainsi du radar médiatique [3] .
De nature essentiellement privée, ces investissements à grande échelle se sont aussi déplacés vers certaines régions et/ou recentrés sur certains types de culture. S’ils continuent à cibler des pays disposant de vastes surfaces de terres disponibles et bon marché, ils tendent de plus en plus à privilégier l’acquisition de surfaces moins étendues que par le passé, dans des régions plus accessibles, dotées d’infrastructures (port, routes, etc.), d’un secteur agro-industriel suffisamment développé, d’un accès à d’autres ressources productives (eau, notamment) et/ou proposant des conditions fiscales avantageuses. L’Indonésie, l’Ukraine, la Russie, la Papouasie-Nouvelle-Guinée, le Brésil et l’Argentine sont aujourd’hui les principaux pays cibles des investisseurs. Mais l’Afrique demeure, toutes transactions confondues, le continent le plus convoité, en dépit d’une situation alimentaire catastrophique. Près de 42 % en effet de l’ensemble des transactions abouties, ou sur le point de l’être, concernent en effet ce continent (40 % des surfaces concernées environ), principalement en Éthiopie, au Ghana, dans les deux Soudan, au Maroc, en République démocratique du Congo, en Sierra Leone, au Libera, à Madagascar, au Mozambique et en Zambie.
Originaires principalement d’une dizaine de pays situés en Amérique du Nord, Europe et Asie du Sud-Est (Malaisie, Singapour, Chypre, Royaume-Uni, Chine, Pays-Bas, îles Vierges, États-Unis, France, Afrique du Sud), les compagnies privées, les sociétés cotées en bourse et les fonds d’investissement constituent l’immense majorité des accapareurs – ils sont responsables de plus de 80 % des transactions. En dépit du tassement des prix sur les marchés internationaux, la production agricole (alimentation et agro-carburants) demeure leur motivation première [4]. Mais, davantage qu’autrefois, ces investisseurs poursuivent d’autres objectifs, éloignés de l’agriculture : appropriation des ressources du sous-sol (eau ou minéraux), déploiement de projets touristiques, captation des bénéfices du « marché du carbone » ou encore visées purement spéculatives (Nolte, Chamberlain & Giger, 2016). Comme le note Grain, dans son dernier rapport, l’évasion fiscale et même le blanchiment semblent également être les motifs de certains investissements, réalisés par des sociétés-écrans opérant à partir de paradis fiscaux (2016).
Une opportunité pour le développement ?
En dépit de leurs motivations plus que douteuses, ces accaparements à grande échelle ont continué d’être présentés comme de réelles opportunités en termes de développement rural par les investisseurs, les gouvernements locaux et certaines institutions internationales, Banque mondiale en tête. Aux dires de leurs défenseurs, ces investissements à grande échelle permettraient de relancer la production agricole, créeraient de l’emploi et renforceraient la sécurité alimentaire. Bref, moyennant l’adoption de principes directeurs et la concertation entre les parties concernées, ils sont supposés produire des résultats « gagnant-gagnant-gagnant » : pour l’investisseur, pour le pays hôte et pour les populations locales (Delcourt, 2012 ; 2013)
L’analyse de la plupart de ces projets montre qu’il n’en est rien. S’ils comblent l’appétit des investisseurs et de gouvernements, leur impact est plutôt désastreux pour les populations locales : éviction de paysans, enclosure de terres autrefois libres de droits, privatisation de l’accès aux berges, aux forêts, à certains points d’eau et à des ressources diverses, faible création d’emploi et salaires médiocres, conversion massive de terres au profit de monocultures d’exportations, destruction des systèmes agricoles traditionnels, etc.
Au-delà de leurs impacts au niveau local, ils ont échoué à renforcer la sécurité alimentaire. Ainsi d’après le Gobal Hunger Index 2016, le nombre de personnes sous-alimentées en Afrique est passé de 182 millions au début des années 1990 à 233 millions en 2016. Une situation qui trouve certes principalement son origine dans les programmes d’ajustement structurel imposés aux pays africains dans les années 1980, dans l’explosion de l’insécurité qui règne dans la région depuis des années et l’incurie des gouvernements (Kwame Sundaram, Chowdhury, 2017). Mais qui risque de se dégrader davantage à mesure que ce mouvement d’accaparement de terres se poursuit, sachant que ces investissements ciblent les meilleures terres dans des régions vulnérables aux changements climatiques, en proie à des problèmes alimentaires aigus et où l’agriculture reste la première source de revenu des ménages.