L’année 2020 nous situe dans une période marquée paradoxalement par de fortes mobilisations sociales et un confinement massif. La présence notable des femmes en première ligne des soulèvements sur tous les continents, mais aussi dans l’organisation du care, à l’heure de la covid-19, témoigne de l’urgence qu’elles ont à revendiquer et exercer leurs droits élémentaires au regard des rôles centraux qu’elles jouent. Sans elles, l’activité économique tournerait au ralenti. Sans elles, la préservation de la vie serait compromise.
Ce 25 novembre, « Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes », est l’occasion de rappeler que l’injonction à l’isolement et à la cohabitation forcée au sein des foyers, découlant de la crise sanitaire, a constitué un facteur aggravant des violences conjugales, intrafamiliales et fondées sur le genre.
Ces agressions, qui conduisent dans les cas extrêmes à des féminicides [1], restent globalement trop invisibilisées et insuffisamment combattues. La Belgique ne satisfait ainsi pas aux exigences de la Convention d’Istanbul ratifiée en 2016 [2], et vient d’être épinglée par le Groupe d’experts du Conseil de l’Europe, notamment pour sa « neutralité », son « manque de cohérence », « des budgets opaques et des statistiques inexistantes » [3]. La critique n’est pas mince, car, comme le fait remarquer la plateforme « Stop Féminicide », elle laisse à penser que notre gouvernement ne sait pas tout à fait contre quoi il lutte. Petit rappel donc à qui de droit.
Les violences faites aux femmes reflètent un sentiment de propriété, de domination et de contrôle exercé par des hommes sur les vies et les corps des femmes. Loin de constituer une pratique individuelle ou accidentelle – celle de « malades mentaux » ou de déviants ¬–, ces agissements s’inscrivent dans un continuum de violence à l’encontre des femmes, qui se déploie sans interruption, à toutes les étapes de la vie, dans tous les espaces et sous de multiples formes, afin de soutenir et cimenter un système patriarcal révoltant, apportant privilèges aux hommes et oppressions aux femmes.
Sélection prénatale du sexe, harcèlements, violences sexistes et sexuelles, disqualifications quotidiennes, charges mentales, discrimination et stéréotypes sexistes, mariage forcé, mutilation génitale, stérilisation, interdiction d’avorter, injonction à procréer, mauvais traitements dans les services de santé publique et de la justice, écarts salariaux, féminisation de la pauvreté, féminicides. Voici une petite liste non exhaustive de vécus de femmes.
La violence dont elles font l’objet est continue et structurelle. Elle est produite et entretenue par des structures sociales, comme l’État, la police et la Justice [4], mais aussi l’école et la famille. Elle est ainsi normalisée et naturalisée pour, au final, être trop souvent, tolérée, intégrée et acceptée. À tel point que lorsque l’on demande à une femme si elle a subi des violences, la réponse de la majorité est négative. Mais lorsque l’on réduit l’angle de champ, que l’on spécifie les expériences, tels le harcèlement de rue, la discrimination au travail ou l’absence de consentement, les expériences et traumatismes resurgissent.
L’ « ennemi » à combattre, que l’on ne se trompe pas, n’est pas les hommes comme groupe naturel, mais bien « un système » d’exploitation et de domination, une structure sociale hiérarchique et inégalitaire.
Et bien que la violence patriarcale ait ses propres spécificités, pour aborder sa complexité, elle doit être articulée avec d’autres formes structurelles de domination, telles que le mode de production capitaliste – particulièrement abusif pour les femmes – et la matrice coloniale, dont les effets sont concrets et durables sur les corps et les territoires des femmes pauvres racisées, souvent considérés comme « sacrifiables ».
Aujourd’hui, comme hier, toutes les vies ne semblent pas avoir la même valeur, ne semblent pas devoir être protégées, comme le démontrent les politiques de confinement en réponse à la pandémie. D’un côté, il y a le confinement des populations privilégiées ; de l’autre, l’exposition forcée des travailleurs pauvres, féminisés et racisés. Comme le souligne Françoise Vergès, ce que nous vivons n’est pas seulement une crise sanitaire, mais « un moment politique et historique, qui n’est en rien le fait du hasard » (2020).
Le capitalisme, le patriarcat et le racisme partagent des intérêts communs et se renforcent mutuellement. Pour construire une alternative politique émancipatrice, il est nécessaire de se solidariser, de repousser les limites de ce que l’on entend par violence contre les femmes. Il est nécessaire de se placer à la croisée des chemins, de prendre en considération une variété de conditions de vie, et d’établir des liens et connexions avec d’autres scénarios de conflit et de résistance.
C’est ainsi que, depuis une dizaine d’années, une « quatrième » vague féministe s’est développée au départ de l’Amérique latine, autour notamment des combats contre les féminicides et les violences sexuelles (« Ni una menos, ni una muerta más » [5]), ainsi que pour le droit à l’avortement (avec le « foulard vert » en Argentine). Elle s’est propagée plus encore, à travers le monde, avec l’épisode « Me Too » fin 2017 qui entendait dénoncer la recrudescence des violences machistes dans un contexte marqué par les dérives du néolibéralisme et les effets durables de la crise économique et financière de 2008. L’un des aspects marquants de cette nouvelle vague est qu’« elle noue des liens explicites avec les luttes du travail et permet de replacer l’inégalité économique au cœur de la violence patriarcale » (Koechlin, 2019).
En écho, la grève internationale des femmes a été lancée pour la première fois, le 8 mars 2017, à l’appel du collectif argentin Ni Una Menos. Grève du travail salarié, grève du travail domestique, grève de la consommation, elle mobilise ainsi chaque année, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, des millions de femmes de l’Argentine à l’Indonésie, de l’Espagne au Canada, de la Pologne au Sénégal, bien décidées à en finir avec les violences sexistes, racistes et économiques qui minent leur quotidien.
Une leçon apprise de ces journées de grève, tout autant que de l’épisode pandémique que nous traversons, est que les femmes disposent collectivement d’un pouvoir social réel. Cette prise de conscience pourrait être au fondement d’une action politique, ici et maintenant, qui pourrait avoir pour perspective une redistribution des pouvoirs afin de faire société autrement.