• Contact
  • Connexion

10 ans après le Rana Plaza : quand le commerce tire profit du travail des femmes

Au cours des dernières décennies, le commerce international a connu des bouleversements majeurs. Alors que jusque dans les années 1970, les entreprises concentraient en un seul lieu toutes les étapes de la production, elles ont commencé à fragmenter les chaînes de valeur en localisant chaque maillon de la chaîne dans des endroits jugés compétitifs, essentiellement dans les pays du Sud. Dans des secteurs de faible technologie à forte intensité de travail, comme l’industrie du vêtement, l’accent a été mis sur une flexibilité maximale et sur la compétitivité par les coûts. Pour compresser les dépenses et dominer le marché, les fournisseurs ont exploité les inégalités et les discriminations existantes, sur base du genre notamment, afin d’en tirer avantage.

Dans de nombreux pays du Sud, le travail des femmes a contribué à la compétitivité commerciale, ce qui explique la préférence sans précédent des entreprises pour la main d’œuvre féminine. Avec du recul, la féminisation de la main d’œuvre décrit deux réalités. D’une part, la forte croissance de la participation des femmes à la main d’œuvre industrielle. Au Bangladesh, dans les années 1980, quelques dizaines de milliers de femmes travaillaient dans ce secteur. Avec le boom du prêt à porter, leur nombre s’élève désormais à plusieurs millions.

D’autre part, cette expression renvoie également à une précarisation des conditions de travail. Les entreprises ont utilisé le travail des femmes comme source d’avantage concurrentiel et la division sexuelle et « racisée » du travail a été exploitée dans la recherche de profit à tout prix. Ces schémas inégalitaires ont exposé une majorité de femmes aux écarts de rémunération, à la ségrégation professionnelle, aux excès d’heures supplémentaire, à la flexibilisation et l’informalisation du travail, à l’insécurité et aux violences sexistes.

L’intensification des chaînes de valeur mondiales et la généralisation de la sous-traitance ont créé sans conteste de la croissance et des emplois, mais elles ont entraîné une dégradation des conditions de travail et des déficits majeurs en termes de travail décent, en particulier aux extrémités de la chaîne, où règne une opacité et une absence de droit. Les discriminations de genre sont, quant à elles, « endémiques » dans ces chaînes d’approvisionnement.

Le travail à domicile en sous-traitance, qui échappe à la réglementation du droit du travail, est une pratique répandue dans plusieurs pays asiatiques exportateurs de vêtements comme le Bangladesh et l’Inde. De nombreuses femmes s’y retrouvent en raison de la flexibilité des horaires qui leur permet, au prix de doubles ou triples journées, de combiner des activités génératrices de revenus, une charge de famille et des responsabilités domestiques. Ces emplois témoignent d’une logique d’externalisation poussée à l’excès, qui a conduit des fournisseurs à se décharger de leurs responsabilités en tant qu’employeurs (protection sociale, sécurité au travail, etc.) et à faire porter certaines charges (loyer, électricité, outil de travail…) et risques (fluctuation de la demande) sur les travailleuses et travailleurs les plus vulnérables.

L’effondrement du Rana Plaza, un immeuble abritant plusieurs ateliers textiles au Bangladesh, il y a 10 ans, est un autre cas emblématique du cynisme d’un modèle économique qui exploite, détruit et tue. Sur les 3900 personnes qui travaillaient le jour de la catastrophe, 1138 travailleur·euses y ont laissé la vie, 2500 autres ont été blessé·es. Une très grande majorité étaient des femmes.

Ce drame ne constitue pas un accident isolé ou une fatalité. La logique de production de la fast fashion est celle du « juste-à-temps », du « zéro stock, zéro délai ». Les grandes enseignes ont instauré une telle pression sur les fournisseurs que s’est mise en place une sous-traitance en cascade qui s’est traduite par des salaires indécents, des horaires excessifs, l’absence de couverture sociale, des lieux de production insalubres.

Face aux violations flagrantes des droits humains dans les chaînes de valeurs mondiales, des campagnes ont été menées, depuis les années 1990, sous la pression des consommateur·trices, pour améliorer la qualité des emplois liés à l’exportation. Le drame du Rana Plaza a fait trembler l’édifice du commerce mondial. L’impunité des entreprises a été remise en cause, la responsabilité des grandes enseignes a été questionnée et des efforts entrepris, par des organisations de la société civiles et des syndicats notamment, pour exiger des États qu’ils recourent à des normes et des lois contraignantes.

Les attentes sont à la hauteur du drame. Une proposition de directive européenne sur le devoir de vigilance a vu le jour et est en cours de négociation. Elle constitue sans conteste une avancée par rapport aux principes volontaires, mais ce texte montre toutefois des limites et des lacunes, notamment sur les enjeux de genre qui ne se trouvent pas explicitement repris dans le texte. En ne tenant pas compte de l’entièreté de la chaine de valeur – de bout en bout –, en gommant ces extrémités, il a fini par invisibiliser les femmes, qui se retrouvent « capturées », davantage que les hommes, dans ces zones de non droit.

Devoir de vigilance européen : avancées et limites

Le 1er juin 2023, les députés européens ont adopté en séance plénière la proposition de directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises visant à mettre un terme à l’impunité des multinationales et à exiger de celles-ci qu’elles « identifient, évaluent et préviennent les impacts négatifs potentiels sur les droits humains, le climat et l’environnement dans leurs chaines de valeur mondiales » (CNCD, 2023). En dépit d’importantes pressions de la part des lobbies du secteur privé visant à réduire l’ambition de la législation, la position européenne a reçu le soutien d’une large majorité d’eurodéputé·es, permettant ainsi de franchir un cap en vue de l’adoption de la directive, à l’horizon des élections européennes de juin 2024.

Malgré des avancées – plus grande cohérence avec les normes internationales, consultation des parties prenantes, levée de certaines entraves à l’accès et l’exercice de la justice - des failles importantes subsistent dans le texte. La proposition du renversement de la charge de la preuve n’a ainsi pas été retenue, le secteur financier a été préservé, les exigences climatiques bradées et les besoins spécifiques des femmes ignorés.

Sur cette dernière question, rappelons une fois encore que les femmes sont fortement impactées par des pratiques commerciales qui leur sont globalement défavorables. La dévalorisation, la disqualification et la non reconnaissance de la contribution des femmes à l’économie en sont les principaux ressorts. Un processus de devoir de vigilance sensible au genre qui répondent aux besoins spécifiques des femmes s’avère dès lors plus que nécessaire ! [1]

Les relations de pouvoir de genre…de classe et de « race » sont aujourd’hui toujours au cœur des pratiques économiques et commerciales et participent de leur fonctionnement.

Ce constat ne signifie toutefois pas la fin de l’histoire… Il exhorte plutôt au changement.

Le commerce mondial doit être transformé, tendre vers des échanges justes et durables, compatibles avec une réduction des inégalités (notamment de genre), le respect de l’environnement et le bien-être des populations du Nord comme du Sud.

À lire sur le sujet :

Multinationales : en finir avec l’impunité ?
Le commerce international au défi des inégalités de genre

Télécharger 10 ans après le Rana Plaza : quand le commerce tire profit du travail des femmes PDF - 625.1 ko

Notes

[1« Gender-Responsive Due Diligence – Gender-Responsive Due Diligence », https://www.genderduediligence.org/, https://www.genderduediligence.org/.


bibliographie


Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l'entière responsabilité de l'auteur-e et ne reflètent pas nécessairement ceux du CETRI.


Des milliers de travailleurs·euses et syndicats de l’industrie textile se sont rassemblés au Bangladesh le 24 avril 2014, jour du premier anniversaire de l’effondrement du Rana Plaza, qui a tué plus de 1 100 ouvriers·ères du secteur de l’habillement.
(Photo : Solidarity Center CC https://www.flickr.com/photos/62762640@N02/16237298782/)